ANALYSES

Drogues et agriculture : une interaction méconnue

Interview
1 février 2018
Le point de vue de Sébastien Abis


Depuis le 1er janvier 2018, la Californie a légalisé l’usage récréatif du cannabis. En quoi cela constitue-t-il un sujet agricole ?

La Californie a joué un rôle pionnier en autorisant l’usage thérapeutique du cannabis dès 1996. Ce fut une rupture majeure vis-à-vis du consensus international sur le contrôle des drogues vieux de plus d’un siècle (Commission de Shanghaï sur l’opium en 1909). Aujourd’hui, le cannabis est autorisé dans près de 30 États américains. Sa consommation récréative est en revanche beaucoup plus encadrée : la Californie, à l’issue d’un référendum, est le 9e État fédéré à légaliser cette drogue douce. Elle est désormais accessible à un quart de la population des États-Unis malgré son interdiction au niveau fédéral (qui prohibe aussi le commerce entre États fédérés !). Avec un marché local estimé à 5 milliards de dollars et qui pourrait atteindre 20 milliards de dollars en 2021, cette décision hisse la Californie au premier rang du marché mondial pour la marijuana. Cette dynamique américaine semble gagner le nord du continent. Le Canada pourrait légaliser l’usage récréatif du cannabis cet été.

Tout ceci nous ramène à l’agriculture. Le cannabis est, en effet, soulignons-le nettement, un produit agricole non-alimentaire. Et la Californie représente la ferme des États-Unis. C’est un État agricole puissant où l’innovation dans les champs n’est donc pas que technologique aujourd’hui. La Californie produit 6000 tonnes de marijuana, qui représentent cinq fois sa consommation intérieure et une manne fiscale importante pour ses finances publiques (1 milliard de dollars selon les estimations à maturité du marché). Une filière se met en place, avec des exploitations qui se convertissent sur cette culture à haute valeur ajoutée. Des organisations professionnelles spécifiques (California growers association, California canabis industry association) coexistent avec des producteurs locaux qui revendiquent des « appellations » selon les terroirs. À cela s’ajoutent la prolifération de start-ups de Silicon Valley, se positionnant sur la filière cannabis et dont les levées de fonds battent des records.

Le cannabis ne mettra sans doute pas en péril la puissante ferme californienne. De sérieuses limites au développement de la filière méritent d’être indiquées : une règlementation stricte (permis de production), une fiscalité élevée ou un plafond foncier très faible (une acre soit 4000 mètres carrés) sur 5 ans pour freiner l’émergence d’une agriculture de firme et capitalistique. Mais sa production pourrait toutefois gagner du terrain au détriment des filières horticoles et de fruits et légumes, car ces cultures ont des besoins analogues en énergie, eau et en infrastructures (cultures sous serres). En outre, la production californienne excède déjà largement la consommation locale dans l’État. Sachant que les exportations interétatiques de cannabis sont interdites sur le sol américain, nous observons donc dans une explosion du marché noir dans les villes californiennes.

Faut-il faire un lien plus fort et plus fréquent entre géopolitique, drogues et agriculture ?

La légalisation de la vente du cannabis à usage récréatif dans certains États américains et en Uruguay a relancé ces derniers temps le débat sur la production de drogues et leurs possibles débouchés pour l’agriculture. Tolérées dans certains territoires, pleinement prohibées dans d’autres, les principales drogues d’origine végétale (pavot à opium, cocaïne, marijuana et haschich, solanacées et champignons), consommées depuis des millénaires, suscitent des controverses. Souvent méconnue, la dimension stratégique est primordiale pour la compréhension des questions qui entourent ces cultures dites « illicites », surtout dans les régions instables comme le Proche-Orient, l’Asie du Sud-Est et l’Amérique latine. La production de drogues ne peut être dissociée des enjeux économiques et sociopolitiques et de leurs synergies persistantes. Certaines zones rurales enclavées, délaissées par les pouvoirs publics et situées en marge de la croissance, vont essayer de tirer le maximum de profit à partir de ressources locales et d’une activité agricole capable de générer des revenus au profit des populations locales. Si cela provoque l’enrichissement de seigneurs de la terre, il s’agit aussi souvent d’une mise en culture des sols sur des productions illicites capables d’apporter des ressources économiques à des franges vulnérables de la société. La croissance de certaines plantes nourrit concrètement la croissance inclusive que l’État central ne peut proposer…

Le cas du pavot à opium d’Asie et sa production illustrent bien les motivations qui mènent au recours de cette culture dans les principaux pays producteurs illicites d’opium, à savoir l’Afghanistan et la Birmanie. Centres historiques des espaces de production illicite d’opium du Croissant d’Or et du Triangle d’Or, ces deux pays comptent désormais les plus vastes superficies mondiales de cultures illicites de pavot à opium. En effet, bien que les deux pays soient très différents, notamment du point de vue climatique, la production d’opium a connu ses plus grands succès depuis la Seconde guerre mondiale dans les basses terres semi-arides du sud de l’Afghanistan (culture de printemps) et dans les hautes terres tropicales humides du nord de la Birmanie (culture d’hiver, saison sèche). Il faut noter que les précipitations et les températures ne règlent pas seulement le calendrier des cultures : elles déterminent aussi leur localisation altitudinale. À cet égard, en Asie du Sud-Est, le pavot est cultivé presque exclusivement au-dessus de 800 mètres dans des conditions favorables : ensoleillement, humidité et température fraîche. Producteurs agricoles et ruraux cultivent le pavot à opium pour des raisons essentiellement économiques. Cette plante herbacée constitue une culture de rente qui peut être associée aux cultures vivrières dans une logique d’optimisation de la sécurité alimentaire des paysans. En effet, la substitution complète du pavot aux cultures céréalières est quasi inexistante et le recours à la production d’opium intervient avant tout pour compenser les déficits vivriers. Cette stratégie de diversification des revenus par les agriculteurs vient surtout pallier l’insuffisance des récoltes céréalières en raison des faibles disponibilités en main-d’œuvre et terres cultivables. En Asie du Sud-Est, la production de riz pluvial demande une main-d’œuvre abondante et, dès lors qu’elle suit celle du riz ou du maïs, la culture du pavot permet d’en compenser les déficits en utilisant la main-d’œuvre familiale tout au long de l’année.

À l’inverse, en Afghanistan, l’autosuffisance familiale en blé (culture qui intervient en même temps que celle du pavot) fait davantage face à une faible disponibilité des terres arables et à la taille importante des familles afghanes : avec une faible surface agricole utile, un paysan afghan pourra vraisemblablement mieux nourrir sa famille en y produisant de l’opium que des céréales. Ainsi, la production d’opium permet de pallier le manque de ressources des agriculteurs et sert, avant tout, à compenser ou atténuer leurs déficits vivriers. Affectés par un cercle vicieux, un chaos politique et un marasme économique, l’Afghanistan et la Birmanie sont traversés par le fléau de la pauvreté chronique, principale conséquence d’un véritable essor de la production d’opium. Ce développement s’explique donc en grande partie par la disparition des contrôles étatiques et la misère croissante des paysans. On retrouve donc ici le cercle vicieux de la pauvreté, de l’exclusion et de la contestation. De nombreuses conflictualités dans le monde proviennent de ces écarts qui s’accentuent entre villes, capitales ou mégapoles, généralement littoralisées, et ces régions de l’intérieur, délaissées, mais turbulentes.

Serait-ce donc l’instabilité géopolitique qui implante durablement les cultures de drogue malgré leur prohibition ?

Aujourd’hui, la nécessité de lutter contre la production de drogue fait relativement consensus parmi les États. Mais il existe une réalité de l’offre et de la demande qui rend les cultures du cannabis, du pavot ou de la coca bien plus lucratives que certaines filières agricoles traditionnelles. À cette dimension économique s’ajoutent des questions de gouvernance qui expliquent le maintien, voire le développement de ces cultures. Sans elles, les secousses sociopolitiques émanant de ces régions oubliées de l’intérieur, rurales et agricoles, seraient sans aucun doute plus fortes et plus fréquentes.

Prenons le cas de la Méditerranée, qui est une région historique de production de cannabis. Avec l’augmentation de la demande européenne au cours des années 1960, le Maroc et le Liban sont devenus parmi les plus importants producteurs de haschich pour le marché d’exportation. Au Maroc, la culture du cannabis est extrêmement localisée et se concentre dans la région du Rif. Dans ce territoire, où les relations entre les tribus berbères et le gouvernement furent longtemps tumultueuses, la culture du cannabis constitue une forme de revendication identitaire et le garant de revenus économiques dans ces zones de montagne. Elle permet donc de réguler l’emploi et de maintenir la paix sociale, quand bien même des risques sociaux, économiques ou écologiques existent avec ces filières de l’illicite. Plusieurs programmes de développement sont menés par les autorités marocaines, mais la culture de cannabis reste largement plus rentable que d’autres cultures. Il n’est donc pas du tout évident de proposer une alternative qui fasse l’unanimité au sein des travailleurs agricoles et des barons locaux dans le Rif.

Au Liban, la majorité des cultures de drogue se concentre dans la plaine de la Bekka située en périphérie du territoire libanais, à la frontière syrienne. Dans ce vaste espace de 4000 km2, le cannabis et le pavot sont cultivés depuis le début du XXe siècle, mais c’est surtout pendant la guerre civile (1974-1990) que ces cultures ont connu un essor considérable. En 1990, les champs de cannabis recouvraient dans ce secteur une surface de 1250 km2 contre 100 km2 en 1974. L’agriculture a contribué à l’économie de guerre en participant au financement des milices armées. D’ailleurs, outre les problèmes d’inclusion sociale et territoriale, ce sont aussi les conflits et les instabilités sécuritaires qui vont venir affaiblir l’agriculture traditionnelle en soutenant au contraire le développement rapide des cultures illicites. Au Moyen-Orient, outre le Liban ici évoqué, nous pourrions parler des territoires nord-irakiens par exemple. Mais le cas assurément le plus emblématique des dernières années reste l’Afghanistan. Entre 2016 et 2017, la superficie occupée par les cultures de pavot a augmenté de 63% pour atteindre une surface record de 328 000 hectares. L’opium représenterait 7% du PIB afghan et ferait vivre 10% de la population.

 
Sur la même thématique