ANALYSES

Commerce et climat : une coopération multilatérale efficace ?

Interview
6 mars 2024
Le point de vue de Denis Tersen


Les liens entre le commerce international et le climat sont étroits. Si la libéralisation du commerce international a eu des conséquences directes sur l’environnement, les effets du changement climatique (conditions météorologiques extrêmes, élévation du niveau de la mer, modification des routes maritimes…) viennent également perturber les chaînes d’approvisionnement et les flux commerciaux à l’échelle internationale. Dans un contexte d’urgence climatique, comment concevoir une coopération multilatérale en matière de commerce et de climat ? Celle-ci peut-elle être efficace pour prévenir d’éventuels conflits ? Comment l’Union européenne combine-t-elle ses ambitions commerciales et climatiques ? Le point avec Denis Tersen, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des sujets économiques internationaux.

En quoi le changement climatique a-t-il un impact sur les enjeux économiques internationaux, notamment les points de passages stratégiques du commerce mondial ? 

Généralement les spécialistes de politique commerciale sont obsédés par l’éventuel impact négatif des politiques environnementales sur les échanges commerciaux. Ils oublient que la complaisance ou l’inaction face au réchauffement vont être beaucoup plus disruptifs pour le développement du commerce que les mesures d’adaptation ou de remédiation. Les bases productives vont être secouées. Les secteurs exposés au premier chef au changement climatique sont bien identifiés : agriculture, tourisme mais aussi industrie avec l’impact sur la productivité de l’exposition des travailleurs et des équipements à des températures extrêmes ou à travers la multiplication des catastrophes climatiques qui vont impacter et parfois interrompre les chaînes de valeur globale. Il faut se souvenir de l’impact des inondations de 2011 en Thaïlande sur la production de composants électroniques. Et puis le commerce suppose du transport, notamment maritime, et ce dernier est très exposé au risque climatique. Le canal de Panama où transite 5 % du commerce international a été contraint de réduire son activité en 2023 du fait d’une sécheresse sans précédente dans l’isthme qui a tari les lacs qui alimentaient le canal. Même le Fonds monétaire international (FMI) s’en est ému. Enfin, dernier élément à grosse maille, la lutte contre le réchauffement va accroître la demande de matériaux critiques pour la transition énergétique (cobalt, cuivre, nickel, lithium, terres rares) créant de nouveaux flux commerciaux et générant également des tensions géopolitiques accrues. C’est un phénomène que l’on a appelé l’ « arsenalisation du commerce ».

Dans quelle mesure le multilatéralisme peut-il prévenir les conflits commerciaux climatiques ? 

Le climat est un bien commun et il n’y aura pas de safe harbor climatique où pourrait se réfugier et se protéger un pays vertueux dans un monde qui ne le serait pas. L’engagement doit donc être collectif, chaque passager clandestin d’importance érodant le fragile consensus interne qui peut exister sur la mise en œuvre de mesures en faveur du climat. Il faut également prévenir l’adoption de stratégies climat non coopératives, notamment si elles ne sont conçues que dans une optique nationale d’inefficacité collective et de gaspillage de ressources. Elles portent de plus des risques de conflits commerciaux. On l’a bien vu lors de l’adoption de l’Inflation Reduction Act (IRA) américain, d’abord salué en Europe pour son ambition climatique, puis dénoncé du fait de sa logique mercantiliste. Comme nous l’avons souligné avec Sébastien Jean dans une note publiée par Terra Nova : s’il vaut mieux du climat sans les règles (multilatérales), que des règles qui ignorent le climat, il ne faut pas renoncer à la perspective d’un multilatéralisme à la fois favorable au climat et susceptible de contenir les conflits commerciaux.

Cela pose la question de la « bonne » enceinte multilatérale pour traiter ces sujets. Faute d’organisation mondiale de l’environnement, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a été de facto le forum où se régulait la relation entre liberté des échanges et environnement. Elle était la seule capable à la fois de dire le droit et de trancher les différends entre puissances commerciales en le faisant appliquer – ou alors d’exposer le « contrevenant » à un risque de rétorsions commerciales « légitimes ». Contrairement à une vision caricaturale, elle n’a pas été le grand croquemitaine ultralibéral dévorant toutes les politiques favorables à l’environnement qui se trouvaient sur le chemin du libre-échange. Les règles de l’OMC reconnaissent une forme d’exception environnementale, même si celle-ci est encadrée – elle ne doit pas donner lieu à des discriminations entre produits locaux et étrangers ou entre partenaires commerciaux. L’article XX de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) prévoit que « rien dans le présent accord ne sera interprété comme empêchant l’adoption ou l’application par toute partie contractante des mesures : a) nécessaires à la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou à la préservation des végétaux ; b) se rapportant à la conservation des ressources naturelles épuisables si de telles mesures sont appliquées conjointement avec des restrictions à la production ou à la consommation nationales… ».

L’OMC, à travers son mécanisme de règlement des différends, a donc été amenée à juger nombre de conflits liés à l’environnement. Ils opposaient généralement un pays en développement dénonçant le « protectionnisme vert » à un pays industrialisé se voulant écologiquement vertueux. L’institution a souvent tranché en faveur de l’environnement. Mais aujourd’hui le système est grippé et n’est plus adapté à l’urgence climatique : d’abord parce que les règles commerciales empêchent la possibilité de créer des coalitions internes proclimat – l’alliance des syndicalistes et des partisans de l’environnement par exemple comme dans le cas de l’IRA – avec ce que cela peut supposer de traitement privilégié pour les productions locales ; ensuite parce que depuis la présidence Trump le mécanisme de règlement des différends de l’OMC est paralysé et que cette dernière n’est plus en mesure de dire le droit et de jouer son rôle de juge de paix commerciale. Il faut donc à la fois faire évoluer les règles et la pratique multilatérales pour mettre la réponse au changement climatique au premier rang – clause de paix, questions préjudicielles climatiques, définitions larges de subventions vertes légitimes de nombreuses solutions existent – et trouver le bon forum pour en discuter, par exemple en faisant travailler de concert négociateurs pour le climat et négociateurs commerciaux, en rapprochant OMC et la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC).

Comment l’Union européenne (UE) combine-t-elle stratégie économique et ambition climatique ? Peut-on considérer l’UE comme un leader climatique ? 

Le mandat de la Commission sortante a clairement été marqué par une volonté d’engager l’UE dans la lutte contre le réchauffement climatique, avec le lancement du « pacte vert pour l’Europe » en début de mandat en décembre 2019 puis en juillet 2021 la présentation par la Commission du paquet de propositions législatives « fit for 55 » (« ajustements à l’objectif 55 »). En matière commerciale, le virage climat a également été pris. Le respect de l’accord de Paris est désormais considéré comme une « clause essentielle » des accords de partenariats économiques signés par l’UE avec le Royaume-Uni puis la Nouvelle-Zélande, et permettrait de suspendre l’accord bilatéral en cas de violation de l’accord de Paris. Un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières a été adopté répondant à une demande française de la mise en place d’écluse carbone à l’entrée de l’UE, en mai 2023. Un règlement pour prévenir la déforestation importée a été voté le même mois. Des clauses miroir environnementales existent désormais, en agriculture, mais pas seulement. Elles restent à compléter bien sûr, comme le montrent les revendications agricoles actuelles. Pour l’UE, ce mouvement vers le climat n’est pas contradictoire avec la compétitivité économique, beaucoup de réponses étant attendues de la technologie et de l’appui aux entreprises, avec des premiers éléments de politique industrielle européenne.

Est-ce suffisant pour affirmer l’UE sur la scène internationale ? Pas vraiment, pas beaucoup. L’UE reste une puissance très incomplète. Elle est compétente en matière de commerce, d’édiction de normes, mais faute de moyens budgétaires elle ne peut réellement intervenir sous forme de subventions. Elle est souvent paralysée par les intérêts divergents ou les dissensions de ses membres. Enfin, elle se veut exemplaire en matière climatique, mais également un bon élève multilatéral, ce qui l’a conduit à adopter des textes qui se veulent conformes à la lettre des règles de l’OMC au risque d’en affaiblir l’efficacité environnementale sans garantie d’apaisement des partenaires commerciaux prompts à dénoncer son protectionnisme vert. Étant, sauf année atypique comme 2022, exportatrice nette de biens et services, elle hésite à sacrifier ses intérêts économiques sur l’autel du climat.

À ces fragilités et contradictions systémiques, s’ajoute désormais la remise en cause du large consensus climatique qui avait fini par prévaloir, sous l’effet de la montée des populismes climatosceptiques et du refus des contraintes liées au Pacte vert. La poursuite des engagements de l’UE sera un des enjeux des élections européennes de juin. Le climat n’a pas gagné la partie.
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