ANALYSES

Cours d’eau et dérèglement climatique : un long fleuve pas si tranquille

Interview
14 mars 2024
Le point de vue de Laurent Giacobbi


Les effets du dérèglement climatique n’épargnent guère les fleuves. Les sécheresses et phénomènes météorologiques qui touchent les grands fleuves perturbent le transport fluvial, pourtant essentiel à l’activité, au développement et à l’économie de certaines villes et États. Quels sont ces phénomènes et leurs impacts ? Comment parer à ce défi écologique et économique ? Éléments de réponse avec Laurent Giacobbi, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des enjeux stratégiques liés au dérèglement climatique et enseignant à l’Université des Antilles.

 Depuis plusieurs années les grands fleuves sont confrontés à des phénomènes de sécheresse importants qui impactent les activités humaines. Quelles en sont les manifestations et les raisons ?

 À l’image des difficultés que connaît le canal de Panama depuis quelques mois, de nombreux cours d’eau dans le monde doivent faire face à des périodes de sécheresse plus fréquentes et plus extrêmes.

En juillet 2023, le niveau d’eau du Rhin est ainsi descendu à 1,6m alors que celui des basses eaux se situe à 2,1m. Cette baisse est particulièrement problématique à certains endroits constituant des goulets d’étranglement, comme au passage de la ville de Kaub, dans la région de Coblence. En cause : les faibles précipitations du printemps liées au dérèglement climatique. Toutefois, si elle est conséquente, cette chute du niveau des eaux du fleuve a été limitée par l’eau de fonte des glaciers qui, sous l’effet d’un ensoleillement plus intense, vient compenser en partie les conséquences de la sécheresse. Cependant, à l’horizon 2050, la baisse prévisible de l’enneigement et la disparition des grands glaciers pourraient entraîner une diminution d’un quart de la capacité de transport sur ce fleuve.

De l’autre côté de l’Atlantique, les fleuves du Brésil et des États-Unis sont également touchés. Aux États-Unis, le National Integrated Drought Information System indiquait en octobre 2022 que plus de 44 % des fleuves américains subissaient un état de sécheresse. De fait, lors des automnes 2022 et 2023, le Mississippi a été frappé par des sécheresses extrêmes. Au Brésil, en octobre 2023, le Rio Negro, l’un des principaux affluents de l’Amazone, se retrouve quasi à sec. Pour les scientifiques, l’explication tient à la conjonction d’El Niño, un événement météorologique naturel cyclique, et du dérèglement climatique qui se traduit par les températures élevées des eaux de l’Atlantique Nord : ces deux situations réunies ont pour conséquence de réduire la formation de nuages de pluie au-dessus de la forêt.

Amazone, Mississippi, Rhin mais également Loire, Danube, Nil, Pô ou Yangzi… la liste des grands fleuves touchés par des sécheresses intenses ne cesse de s’allonger à mesure que les événements climatiques extrêmes se multiplient. Il faut cependant nuancer ce sombre tableau puisque tous les fleuves ne sont pas concernés : c’est ainsi, par exemple, que la Seine n’a pas connu de restrictions de navigation grâce aux barrages attenants aux écluses et à ses quatre grands réservoirs visant à réguler les crues hivernales.

Quelles sont les conséquences de tels phénomènes pour l’homme et ses activités?

Les problématiques de baisse du débit des grands fleuves constituent un défi économique majeur et impactent de nombreuses activités humaines au premier rang desquelles le transport fluvial.

En effet, ces cours d’eau ont tous historiquement été et sont encore de véritables corridors de développement. Sur le Rhin, ce sont quelque 330 millions de tonnes de marchandises qui sont transportées chaque année entre la Suisse, la France, l’Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas. Or 10 cm de profondeur de moins entraînent un « manque à transporter » moyen de 100 tonnes par barge : au pic de la sécheresse elles ne pouvaient être chargées qu’à 30 % de leur capacité, avec un manque à gagner en proportion. Pour cette artère industrielle majeure qu’est la Ruhr, les complications se traduisent tant en termes d’importation de matières premières que d’exportation des produits finis : par exemple, le géant de la chimie BASF, qui transporte chaque année sur le fleuve 10 000 tonnes de matières premières pour le besoin de ses usines, a annoncé l’an dernier une perte sèche de 250 millions d’euros à cause des difficultés de navigation sur le Rhin. En Roumanie, à l’hiver 2021, le port de Sulina, aux portes du Danube, a vu se constituer une file d’attente de plus de 100 cargos cherchant à remonter le fleuve en partie asséché. D’autres activités, plus confidentielles, telles que le tourisme fluvial, sont également concernées : en France, ce secteur, qui pèse 1,4 milliard d’euros, s’est trouvé dans l’obligation d’annuler nombre de croisières durant l’été 2023 à la suite de la fermeture de près de 600 km de canaux en raison de la sécheresse.

Les perturbations du trafic fluvial se font aussi sentir dans le domaine de l’agriculture. La sécheresse du Mississippi s’est déclarée au moment des récoltes de soja et de maïs qui empruntent à 90 % cet axe fluvial pour atteindre les grands ports d’exportation du Golfe du Mexique. Au Brésil les barges transportant le maïs à destination du marché asiatique ont été contraintes de réduire de moitié leur  chargement : les prix des denrées alimentaires ont mathématiquement augmenté dans un contexte déjà marqué par l’inflation due au conflit russo-ukrainien. Au-delà des problèmes de circulation, c’est la culture même des produits alimentaires qui peut être remise en cause : non seulement les fleuves sont des sources d’irrigation indispensables, mais la faiblesse récurrente de leur débit entraîne, en leur embouchure, des problèmes de salinisation des sols, comme dans le delta du Mississippi progressivement envahi par l’eau de mer, et de recul des terres agricoles: en Égypte, celles-ci perdent du terrain face à la mer Méditerranée et ne sont plus fertilisées par le précieux limon.

Les flux et productions énergétiques sont également concernés. C’est ainsi que l’approvisionnement en charbon des usines thermiques allemandes est perturbé par les difficultés de navigation sur le Rhin. Pour ce qui est de la production nucléaire, les centrales nécessitent des systèmes de refroidissement de leurs réacteurs qui sont mis à mal par les sécheresses à répétition : en 2018, 2019 et 2020, la centrale nucléaire de Chooz, dans les Ardennes françaises, a dû être mise à l’arrêt à cause du manque d’eau. Le gouvernement roumain a hésité à faire de même en 2023 avec la centrale nucléaire de Cernavoda.

Enfin, et ce n’est pas le moindre aspect, les fleuves représentent une source d’eau potable pour les populations riveraines : en Allemagne, 30 millions de personnes dépendent de l’eau traitée du Rhin pour leur consommation personnelle et en Chine ce chiffre s’élève à 600 millions pour le fleuve Yangzi. Les équilibres de répartition des eaux de ces fleuves sont donc à repenser, ce qui ne manquera pas de créer des frictions entre les différents usagers : les conflits d’usage risquent d’être intensifiés autour de cette ressource qui devient plus rare au fur et à mesure que les effets du dérèglement climatiques se font sentir.

Quelles actions sont mises en œuvre pour faire face à ce nouveau défi climatique et économique?

Les premières réactions consistent souvent en des activités de dragage des fleuves afin de faire face à l’urgence : Allemagne, Brésil, États-Unis, Roumanie ont tous lancé de grands projets pour creuser le lit des fleuves et en améliorer la navigabilité.

En se projetant dans un avenir climatique dégradé, plusieurs pistes d’adaptation sont envisagées. Les compagnies rhénanes de transport fluvial travaillent à développer des barges innovantes à la fois économiquement viables et capables de continuer à naviguer en période basses-eaux. Si les grands bateaux sont les plus rentables, ce sont aussi les plus impactés par les restrictions de tirant d’eau et de poids ; aussi la construction de navires plus petits, qui transporteraient de plus faibles tonnages, mais bénéficieraient donc d’un tirant d’eau plus faible, paraît une piste prometteuse.

Une gestion commerciale et logistique adaptée permettrait de limiter les coûts de ces sécheresses: des contrats d’affrètement sur des durées plus longues afin de niveler les aléas du débit des fleuves, l’optimisation de la manutention via une capacité de stockage supplémentaire, une amélioration des outils scientifiques et numériques pour mieux anticiper les périodes de basses-eaux, l’ajout de barges à un convoi poussé pendant les saisons sèches sont autant de solutions qui pourront et devront être mises en place.

Le recours à la solution intermodale – routière et ferroviaire – pourra être privilégié, en particulier en Europe et aux États-Unis. Par exemple, le port de Strasbourg a récemment inauguré son nouveau terminal sud multimodal pour lequel il a investi 50 millions d’euros. Cependant, les ruptures de charge sont autant de frais supplémentaires qui viendraient s’ajouter à la « low water surcharge« , taxe temporaire appliquée par certaines compagnies, risquant d’alimenter une inflation déjà importante. De plus, les trafics ferroviaires et routiers sont confrontés à des problèmes de saturation et ne sauraient devenir une option complémentaire satisfaisante sur le long terme sans l’engagement de lourds travaux d’infrastructures. Enfin, en termes de développement durable, cette option pourrait s’avérer très paradoxale : alors que le transport fluvial constitue un mode de transport à faible empreinte carbone à même de limiter les effets du dérèglement climatique, il en est une des premières victimes ! Or, les solutions de secours par voies terrestres ne devraient pas permettre de décarboner le transport de marchandises puisque le chargement d’une barge correspond à 160 camions ou 125 wagons !

Avec le dérèglement climatique, l’eau des fleuves devient ainsi une ressource précieuse et un enjeu stratégique majeur, contribuant à la naissance de tensions pouvant perturber, à certains endroits, de fragiles équilibres économiques, sociaux, environnementaux et sécuritaires.
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