ANALYSES

«On fait un mauvais procès au Mondial brésilien»

Presse
16 juin 2014

Pascal Boniface est le directeur de l’Institut français de relations internationales et stratégiques (IRIS). Il a écrit plusieurs articles et publié une cinquantaine de livres sur les relations internationales. Son dernier ouvrage en date, Géopolitique du sport, paru en mai 2014, décortique l’impact du sport en général et du football en particulier sur les relations internationales d’un point de vue politique, diplomatique et économique.


— A chaque grande compétition sportive comme les Jeux olympiques ou la Coupe du monde, les débats sur la politique interne du pays organisateur se muliplient. Pourquoi n’arrive-t-on pas à dissocier le sport de la chose politique et diplomatique ?



C’était à Athènes que l’on a inventé la démocratie d’Antiquité et les Jeux olympiques. C’est la Grande-Bretagne qui a inventé la démocratie parlementaire et le football au XIXe siècle. De même, quand le baron de Coubertin a relancé les Jeux olympiques (en 1894, ndlr), il n’avait pas que d’objectifs sportifs qui se voulaient être apolitiques. En réalité, il a visé des buts purement politiques. Premier objectif, c’était de contribuer à pacifier les relations internationales à travers une plus grande ouverture sur le maximum de nations. Néanmoins, l’objectif principal, d’ailleurs le plus caché et le moins avouable, était de préparer physiquement les jeunes Français à combattre les Allemands, puisqu’il estimait, à l’époque, que c’était le manque de préparation physique qui a causé, en partie, la défaite de 1870. Depuis, on peut dire que le sport est une façon de faire briller la nation par l’organisation de grandes compétitions sportives ou/et le succès purement sportif des athlètes.


—  Mais il se trouve qu’une bonne partie des Brésiliens soit contre l’organisation du Mondial 2014 au Brésil, alors que le Président Lula a réussi, en deux mandats, son défi de relever l’économie brésilienne et souder l’unité de son peuple. Cette Coupe du monde ne remet-elle pas en cause ces deux acquis cruciaux ?



Il faut dire, d’abord, que l’attribution de l’organisation de la Coupe du monde au Brésil n’est pas un cadeau. Ce grand pays du football le méritait vraiment. Le problème n’était pas dans le choix de ce pays comme organisateur du Mondial, mais plutôt dans sa préparation infrastructurelle pour l’accueil de cet événement. Bien que les exigences de la FIFA sur ce plan soient souvent excessives, il y a une grande part de responsabilité des autorités brésiliennes, car les choses pouvaient se passer différemment. Simple exemple : alors que la FIFA a exigé huit stades, l’Etat brésilien a construit délibérément douze enceintes. Dans ce mauvais déroulement, la responsabilité est donc partagée entre la FIFA et le Brésil.


Cela dit, le coût de cette Coupe du monde brésilienne n’est pas vraiment pharaonique, comme le laissent entendre certains. Ce sont 11 milliards de dollars de dépenses depuis 2007, soit 0,4% du PIB brésilien sur une année. En plus, cette somme englobe beaucoup d’infrastructures outre que les stades. On y trouve des routes, des hôtels, etc., qui vont servir après la Coupe du monde. Ce coût est bien sûr important, mais ce n’est pas ça qui explique l’arrêt de la croissance brésilienne, les injustices sociales et la corruption. Ce n’est pas la Coupe du monde qui met le Brésil à genoux économiquement. On fait un mauvais procès au mondial brésilien.


— Longtemps soumis au diktat des multinationales, les Brésiliens se montrent hostiles à la FIFA qui représente un certain néolibéralisme fondé sur le football. Elle donne l’image de ne s’intéresser qu’à générer toujours plus de bénéfices sans se soucier des revendications sociales des peuples. L’argent a-t-il vraiment pris le pouvoir à la FIFA ?



C’est vrai. Il y a une dérive de la FIFA. Même s’il faut de l’argent pour aider le football à se développer, la FIFA est trop exigeante sur certains points. Par exemple, l’interdiction des vendeurs ambulants dans les enceintes sportives est perçue au Brésil comme étant très négative, non pas pour l’économie brésilienne, mais pour les pauvres qui y gagneraient leur vie. Avec ces exigences, la FIFA a créé chez plusieurs citoyens brésiliens un sentiment de dépossession de leur Coupe du monde. Après, effectivement, il y a plus d’argent qu’avant dans le football mondial. C’est surtout grâce aux droits de transmissions télé des matchs. Il y a également l’explosion des ventes de produits dérivés du football, comme les maillots et les équipements des grandes marques qui sponsorisent la Coupe du monde. Personne ne force personne, c’est la loi du marché. On peut critiquer cela, mais c’est ça, la publicité, c’est bien ça, le capitalisme et l’économie de marché. Disons que c’est le reflet commercial de l’attraction du football.


— Il n’y a pas que les retombées économiques. Des centaines de personnes ont été expulsées violemment des favelas sans qu’on leur propose d’autres alternatives…



Peut-être n’y a-t-il pas eu assez de dédommagements. Mais, personnellement, je pense qu’il fallait de toute façon, tôt au tard, reconquérir les favelas pour des raisons de sécurité. Il y aussi un grand problème d’urbanisation et d’insalubrité dans ces quartiers.


— Dilma Rousseff, qui a été torturée sous la dictature, ne risque-t-elle pas de payer sur le plan électoral la répression de plusieurs manifestations, notamment à São Paulo ?



Dilma Roussef a été élue démocratiquement. Elle n’a jamais ordonné de violenter les manifestants. Sur ce sujet, elle a juste émis son souhait de voir le Mondial se dérouler sans incidents pour que cela soit une vitrine rayonnante du Brésil. D’ailleurs, les revendications pacifiques sont tolérées. La présidente Rousseff craint que si le Mondial est perturbé, cela sera une mauvaise publicité pour le Brésil, à l’avenir, aux yeux des investisseurs étrangers et les touristes. Or, le Brésil, comme d’autres pays émergents, souffre du ralentissement de la croissance économique à cause de la crise. Quand on lui a attribué l’organisation de ce Mondial (en 2007, avant la crise économique de 2008, ndlr), il y avait 5% de croissance au Brésil. Actuellement, elle n’en est qu’à 1%. C’est donc la décélération de la croissance qui a créé la contestation et non pas la Coupe du monde. Et, surtout, il y a au Brésil un enjeu électoral majeur. Il y aura bientôt l’élection présidentielle (octobre 2014, ndlr), ce qui attise davantage les contestations…


— Cela confirme donc que, depuis Socrates, le football est devenu l’arme politique la plus efficace au Brésil ?



Effectivement, Socrates est l’un des premiers footballeurs qui s’est servi de sa notoriété sportive, comme d’autres se servent de leur notoriété artistique, pour porter très haut l’étendard de la démocratie dans un Brésil qui était soumis à l’emprise d’une dictature militaire. Certains disent que le football est l’opium des peuples qui vient toujours étouffer les revendications politiques et sociales. Ce qui se passe au Brésil, aujourd’hui, est un sanglant démenti à cette théorie. C’est justement à l’occasion et grâce à ce Mondial que plusieurs catégories sociales brésiliennes font entendre leurs revendications.


Et ce rôle politique du football n’est pas spécifique au Brésil. On peut bien voir, si on remonte un peu dans le temps, qu’à l’époque de la dictature franquiste en Espagne, on ne pouvait pas critiquer Franco dans la rue, mais on pouvait le faire dans les stades, surtout en supportant l’Athletic de Bilbao ou le FC Barcelone. Le football est loin d’être un opium des peuples. Le sport, en général, peut être un moyen d’exprimer une opposition à un régime ou à des gouvernements.


— Justement, des régimes contestables instrumentalisent souvent le football pour asseoir leur pouvoir. C’est ce qu’on dit, par exemple, du match qualificatif au Mondial de 2010 entre l’Algérie et l’Egypte. Qu’en pensez-vous ?



Dans le cas de l’Algérie et de l’Egypte, il y a une ancienne rivalité. Le premier malaise remonte à 1961, quand l’Egypte refuse de disputer un match amical avec l’équipe du FLN, certainement par crainte d’être exclue par la FIFA. Et même peut-être par peur d’affronter et de perdre face à une équipe algérienne meilleure qu’elle. Cela a été, en tout cas, ressenti douloureusement par les Algériens comme un manque de solidarité. En 2009, les deux régimes, algérien et égyptien, confrontés à des contestations sociales et politiques, ont voulu refaire l’unité nationale à travers la qualification à la Coupe du monde de 2010.


Moubarak, particulièrement, a essayé de tirer profit de cet affrontement sportif avec l’Algérie pour faire taire les critiques internes et placer son fils dans le processus de succession. Sur le plan sportif, c’est vrai que le match retour au Caire ne s’est pas déroulé dans des bonnes conditions.


— C’est dire que le football se transforme parfois en vraie lutte diplomatique comme entre l’URSS et le Chili, en 1973, et on a même parlé d’une guerre de football, en 1969, entre le Honduras et le Salvador. Où sont la réalité et le fantasme dans tout cela ?



Effectivement, l’URSS n’a pas pu se qualifier à la Coupe du monde de 1974, car elle a refusé de jouer le match barrage face au Chili (l’URSS s’est opposée au coup d’Etat de Pinochet contre Salvador Allende, en 1973, ndlr). Mais cela reste une autre époque. Aujourd’hui, aucune nation ne peut prendre ce risque par peur d’être exclue de la FIFA. Je pense même que l’URSS avait tort de permettre au Chili de Pinochet de se qualifier en Coupe du monde, même s’il y avait le joueur (Carlos Caszely, ndlr) qui avait refusait de serrer la main de Pinochet et dont la famille a été victime de représailles. Quant à la guerre supposée du football entre le Honduras et le Salvador, je trouve que c’est une exagération. Ces deux pays voisins se sont affrontés, lors de trois matchs, dans le cadre des qualifications au Mondial de 1970, organisé au Mexique. Et quelques jours seulement après les événements malheureux qui ont entouré ces rencontres, il y a eu un affrontement militaire entre les deux pays. Mais, en réalité, les conditions de la guerre étaient déjà réunies bien avant ces matchs, à cause notamment de conflits sur les frontières et les problèmes d’immigration. Le football a servi juste de prétexte. On pense que, sans ces matchs, la guerre aurait quand même éclaté quelques mois plus tard. Le football a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres.


— Que connaissez-vous du football algérien dans cette démarche revendicative ?



La décolonisation est liée intimement au sport. Le public algérien connaît très bien l’équipe du FLN qui a porté haut le drapeau algérien depuis 1958. Rachid Mekhloufi, Mustapha Zitouni, et tous les autres, ont fait le choix délibéré de mettre entre parenthèse leur carrière professionnelle et se mobiliser pour servir la cause de l’indépendance. Ils faisaient jouer l’hymne algérien partout dans le monde avant même que l’Algérie soit reconnue comme un Etat indépendant. Pour ces joueurs, c’était une manière de montrer une volonté politique du peuple algérien à être indépendant par des moyens différents des outils politiques. Ces moyens sont plus facilement identifiables et mesurables par le grand public, car tout le monde s’intéresse au football. C’était une façon de faire très symbolique.


Par la suite, durant les années 1960, on peut dire que pour les jeunes Etats qui venaient d’accéder à leur indépendance, les admissions à la FIFA et au Comité olympique international étaient presque aussi importantes que l’admission à l’ONU. Ceci, parce que pour la population d’un jeune Etat, une équipe nationale de football est un symbole de souveraineté, les délégations officielles et le drapeau sont visibles dans les médias du monde entier. Tous les pays, issus des décolonisations, ont compté sur les sportifs et les footballeurs particulièrement pour souder l’unité nationale, souvent très fragile au lendemain des indépendances, car la maturité nationale est quasi-inexistante.


— Bien avant les critiques portées contre le Mondial brésilien, l’organisation de la Coupe du monde 2022, au Qatar, est attaquée de partout. Quelle est votre position sur ce sujet ?



Dans cette affaire, on confond tout. Pour l’instant, les soupçons de corruption portent uniquement sur Bin Hammam, l’ancien président de la Confédération asiatique de football, qui voulait se faire élire président de la FIFA à la place de Blatter. Il aurait distribué de l’argent pour asseoir sa popularité. Cela n’a aucune relation avec l’attribution de l’organisation de la Coupe du monde 2022, au Qatar. Concernant ce sujet, un juge indépendant mène une enquête interne à la FIFA. Il rendra ses conclusions dans six semaines, et on verra après si les rumeurs sont fondées et deviennent des informations pour, et dans ce cas-là seulement, en tirer les conséquences.


— Selon les rumeurs que vous venez d’évoquer, Michel Platini serait impliqué dans cette affaire de corruption…



Je pense que Platini est victime d’un règlement de compte interne à la FIFA, mené par Blatter qui veut rester président en éliminant son potentiel challenger le plus crédible. Encore une fois, il faut attendre des preuves irréfutables pour dire si le Qatar a acheté sa Coupe du monde. Je crois que derrière tout cela, au-delà des gens qui s’interrogent objectivement sur les dessous du poids que prend ce petit pays sur la scène internationale, il y a beaucoup de gens qui ne veulent pas qu’un pays, arabe et musulman, organise la Coupe du monde. Donc, il y a une petite part d’anti-arabisme, voire d’islamophobie.


 

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