ANALYSES

Quels sont les causes et enjeux du « non » ukrainien à l’Union européenne ?

Interview
6 décembre 2013
Le point de vue de Arnaud Dubien
Le parlement ukrainien a exprimé cette semaine, par un vote de confiance, son soutien au gouvernement Azarov. Quel impact aura cet événement sur l’opposition pro-européenne, tant sur le plan politique que populaire ?
S’il est difficile de répondre à cette question, il est nécessaire de rappeler le contexte. D’où vient cette crise ? Quels en sont les enjeux ? Quelles peuvent être les conséquences ?
Ce qui a allumé la mèche, c’est la décision prise le 21 novembre dernier par le président ukrainien Ianoukovitch de ne pas signer à Vilnius, comme cela était envisagé, un accord d’association et de libre-échange avec l’UE. C’était pourtant bien engagé. Rappelons que l’Ukraine est tiraillée depuis des mois entre cette proposition européenne de participer pleinement à la politique de voisinage, et de l’autre côté, celle de la Russie de Vladimir Poutine, consistant en un projet très cohérent d’Union douanière. Celle-ci est déjà établie entre la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie et a vocation à devenir une union économique eurasiatique à laquelle la Russie souhaite inviter l’Ukraine. Le projet russe aurait une toute autre portée avec ce grand pays de 45 millions d’habitants en son sein.
Soulignons que la Russie ainsi que l’UE ont envoyé des ultimatums à l’Ukraine en disant qu’il fallait choisir et que les deux options n’étaient pas conciliables. Or, l’Ukraine, par définition, et ce depuis des siècles, ne peut pas choisir entre l’Est et l’Ouest. Ukraine signifie « confins ». C’est un pays qui a une identité nationale très incertaine, aux identités multiples. Rien n’est plus dangereux pour l’Ukraine que de devoir faire des choix tranchés entre l’Est et l’Ouest. Or, c’est exactement ce que les acteurs extérieurs lui ont demandé de faire.
L’Ukraine est dans une situation socio-économique assez tendue pour ne pas dire dramatique. Le président Ianoukovitch, légitimement élu, a décidé in extremis que les intérêts supérieurs de l’Ukraine, à ce stade, n’étaient pas de signer, et que l’État aurait plus de bénéfices à, non pas entrer dans l’Union douanière avec la Russie – personne ne l’envisage à Kiev -, mais en tout cas, de ne pas faire de choix. C’est ce qui a provoqué l’irruption de manifestations. Les opposants à M. Ianoukovitch ont investi la rue, réclamant le départ du président, des bâtiments administratifs ont été pris d’assaut. Il y a une logique semi-insurrectionnelle à Kiev et dans les villes de l’Ouest du pays qui traduit autre chose que ce choix de politique étrangère à mon avis. En effet, depuis trois ans, on peut observer un phénomène de rigidification du régime, qui est plus autoritaire que le précédent (mais beaucoup moins que celui de M. Loukachenko en Biélorussie), même si les libertés fondamentales et celles de la presse sont relativement respectées et que des élections ont lieu. Mais l’opposition et les médias sont dans l’ensemble hostiles au président en place, et jugent que tout autre choix que l’OTAN et l’Union européenne sont illégitimes. Par ailleurs, et cela est très peu présenté dans les médias français alors que c’est fondamental, l’opposition ukrainienne, pour une partie non-négligeable, est composée d’éléments radicaux d’extrême droite. Beaucoup sont des éléments néo-nazis en réalité, si l’on pense en particulier à la formation d’Oleg Tiagnibok (Svoboda). Ce parti fait beaucoup de voix dans l’Ouest de l’Ukraine notamment dans les régions de Lviv, Ternopil ou encore Ivano-Frankivsk. Ces gens qui se réclament d’une idéologie raciste, antisémite et xénophobe contrôlent ces conseils régionaux. Leur référence historique est la division SS Galicie pendant la deuxième Guerre mondiale. Ils sont à la tribune à Kiev, posent aux côtés de deux autres leaders qui eux sont parfaitement respectables comme Arseni Iatseniouk et Vitali Klitschko, qui n’ont étonnamment pas l’air troublé de s’afficher avec ces personnes. Il est évidemment très gênant de penser pour un Européen que ces gens-là puissent incarner le rêve européen à Kiev.

Les médias occidentaux comparent la mobilisation actuelle à la Révolution orange de 2004 qui avait provoqué la transition démocratique de l’Ukraine. Que pensez-vous de cette analogie ?
Effectivement, on a l’impression de revenir en arrière, avec à l’époque, cette formidable mobilisation de la ville de Kiev pour contester un scrutin présidentiel entaché de fraudes. Cela avait été un moment fondateur, révélant l’existence d’une société civile et le refus de certaines pratiques post-soviétiques ; cela avait suscité beaucoup d’espoirs qui ont été terriblement déçus. C’est certainement la clé pour comprendre ce qui a changé depuis 2004.
Le pouvoir issu de la Révolution orange a été incarné par Ioulia Timochenko, Premier Ministre à deux reprises, et par Viktor Iouchtchenko qui a été président. Or ils ont discrédité leur projet de différentes manières. Viktor Iouchtchenko s’est révélé être un homme très faible, velléitaire, contradictoire, qui a emmené l’Ukraine dans une confrontation extrêmement brutale avec la Russie notamment avec son souhait de rentrer dans l’OTAN. Et l’Ukraine l’a payé très cher. D’ailleurs, quand il s’est représenté, il n’a fait que 2 % ou 3 % des voix, le peuple lui faisant payer son bilan. Ioulia Timochenko a connu un destin un peu différent. Elle a été Premier Ministre de Viktor Iouchtchenko à deux reprises juste après la Révolution orange et juste avant les présidentielles. Son bilan économique a été mauvais, quoi qu’en pensent les médias occidentaux, du point de vue de l’éthique démocratique, avec des réflexes qui ne sont pas forcément très libéraux. On a aujourd’hui beaucoup de sympathie pour elle à juste titre puisque manifestement elle est victime d’une justice sélective, ciblée, pour ne pas dire plus, du pouvoir ukrainien, incarcérée pour des malversations financières liées au contrat gazier avec la Russie de 2009.
Evidemment, il est tentant de comparer la situation d’aujourd’hui avec celle de 2004, avec d’un côté un méchant pouvoir dictatorial pro-russe et corrompu, et de l’autre côté les gentils pro-européens. Or cela est beaucoup plus complexe en réalité.
L’un des phénomènes les plus marquants de ces dernières années est la corruption dans l’entourage direct, pour ne pas dire dans la famille du président Ianoukovitch qui parasite l’économie, cela est indéniable. Mais l’Ukraine n’est pas une dictature, le pouvoir est légitime, même si ça peut être déplaisant. L’opposition ukrainienne y est extrêmement composite. Il y a des gens sincèrement pro-européens, démocrates et il y a des gens (dont j’ai parlé précédemment), dont l’idéologie même devrait les discréditer a priori et devrait conduire les médias occidentaux à être beaucoup plus prudents sur l’évaluation de ce qui se joue en Ukraine. Il y a, comme avec la Russie, une tentation à la simplification. Ce n’est pas propre à l’Ukraine, c’est une tendance générale, on veut faire court, on veut faire du sensationnel, on simplifie : il y a le méchant Russe à côté de la gentille Europe.
Pourtant l’Europe a commis plusieurs erreurs stratégiques. Elle a d’abord fait preuve de naïveté en considérant que Viktor Ianoukovitch considèrerait que l’intérêt de l’Ukraine serait de se rapprocher de l’Europe sans tenir compte aucunement de l’économie du pays et de la structure de son commerce extérieur (elle ne peut absolument pas se couper du marché russe). La deuxième erreur était de penser que l’on peut imaginer à Bruxelles une politique européenne sans penser à la Russie. Or la logique du partenariat oriental, qu’on le veuille ou non, est une logique de « containment » de la Russie. Certains dirons que la Russie n’a pas voulu participer au programme, or c’est parce que la Russie ne se considère pas – à tort ou à raison – au même niveau que la Géorgie ou la Moldavie qu’elle ne le fait pas. Tout projet qui fera l’impasse sur une vraie vision de l’Europe allant jusqu’à la Russie est à mon avis voué à l’échec ou en tout cas provoquera des tensions. Aujourd’hui, c’est en Ukraine, cela a été en Géorgie autour du projet d’intégrer l’OTAN il y a cinq ans, cela peut être demain en Moldavie. Il ne s’agit pas de donner un droit de véto à la Russie, ce n’est pas le propos. Mais imaginer l’avenir du continent européen sans réfléchir à la Russie, en faisant comme si elle n’existait pas est une vision aveugle et dangereuse non pas pour nous, mais en l’occurrence pour l’Ukraine. Ce n’est pas un service à rendre à Kiev que de raisonner dans ces termes.

Cette crise politique n’est-elle pas le signe d’un malaise plus général ressenti au sein de la société ukrainienne ?
Encore une fois, il faut rappeler que l’Ukraine est un pays très divisé, linguistiquement, religieusement, historiquement. C’est un pays très fragile, où l’opposition – pas uniquement Est / Ouest – est difficilement surmontable, à court terme en tout cas. On voit que cette crise fait ressurgir ces clivages qui sont extrêmement dangereux pour l’unité du pays. Ce qui est très préoccupant, c’est qu’à chaque grande crise – c’était vrai pendant la Révolution orange, c’est vrai aujourd’hui -, on a l’impression que l’existence même du pays se joue. Et on voit ressurgir les scénarios de partition. Si je ne crois pas en ces derniers, il est néanmoins très inquiétant de voir que vingt ans après l’indépendance il n’y a pas de consensus en Ukraine sur des questions fondamentales que ce soit sur la politique étrangère, sur l’identité nationale, ou encore sur la lecture du passé (du 20ème siècle en particulier). Tout cela est encore en formation ; l’état d’esprit des Ukrainiens est très partagé.
Il y a un point d’accord cependant : le pouvoir est largement inefficace, corrompu, bien que légitime puisqu’élu par les urnes au suffrage universel et sans fraude, dixit l’OSCE et l’UE. La qualité des élites ukrainiennes est assez basse, il y existe un vrai problème d’encadrement, de gestion, d’absence de vision stratégique. On peut objecter que l’Ukraine n’a pas le monopole de ce type de problèmes, mais c’est particulièrement dramatique pour ce pays au vu des défis qu’il doit relever. Il y a un désenchantement très largement partagé en Ukraine avec dans l’Ouest du pays et au sein de la capitale, une forme de rancœur qui peut prendre des formes plus violentes contre le pouvoir qu’elle considère comme illégitime, soumise au Kremlin, etc. Il y a aujourd’hui une radicalisation de l’opposition qui est aussi inquiétante et qui nourrit une répression de plus en plus forte du côté du pouvoir. Et malheureusement, les acteurs extérieurs, tant la Russie que l’UE, ne jouent pas dans le sens de l’apaisement. Je suis très frappé de voir le silence, voire une certaine forme de complaisance – en apparence en tout cas -, des Européens par rapport à ce qui se passe à Kiev. Certains dans l’opposition ukrainienne perçoivent cela comme un encouragement à la violence et donc à un changement de régime par la violence. Le Kremlin, de son côté, ne fait rien non plus pour apaiser les choses. Ce qui est à craindre, c’est que l’Ukraine en tant qu’État, et les Ukrainiens en tant que peuple, ne soient une nouvelle fois dans leur histoire victimes de jeux extérieurs.
Sur la même thématique