ANALYSES

Guerre en Ukraine : après deux ans de conflit, quel bilan ?

Interview
22 février 2024
Le point de vue de Jean de Gliniasty


Deux ans après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, le conflit s’enlise à l’est de l’Ukraine et les offensives russes sur plusieurs fronts continuent de s’intensifier. Quel bilan peut-on dresser après deux années de conflit ? Quelles perspectives peut-on donner sur la défense ukrainienne et les objectifs militaires russes ? Entretien avec Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur français en Russie, directeur de recherche à l’IRIS et spécialiste des questions russes.

 

Quel bilan militaire peut-on dresser après deux ans de conflit ? Quelle est désormais la stratégie russe ?

Pour les Russes, la guerre a connu plusieurs phases. Après l’échec initial de la tentative de dominer le pays en prenant la capitale (mars 2022), non sans mal la Russie a conquis une autre partie du Donbass et surtout la côte de la mer Noire (siège de Marioupol) jusqu’à Kherson sur la rive droite du Dniepr, établissant une continuité territoriale entre la Crimée et le Donbass (printemps 2022). Ensuite, la contre-offensive victorieuse des forces ukrainiennes entre août  et septembre 2022 à Kherson et dans la région de Kharkiv a obligé les Russes à se retirer de nombreuses villes occupées au cours de l’année 2022, perdant une partie des acquis territoriaux de l’offensive initiale et ne conservant qu’une partie des oblasts (circonscriptions) du Donbass. Les Russes ont alors consolidé leurs positions défensives en prévision de l’offensive ukrainienne attendue à l’été 2023. Celle-ci a échoué et les Ukrainiens ont « brûlé » de nombreux matériels modernes livrés par les Occidentaux. Depuis l’échec de la contre-offensive ukrainienne, les Russes ont accentué la pression sur toute la ligne de front à mesure que leurs matériels durement éprouvés étaient renouvelés (l’équivalent de deux nouveaux régiments de chars lourds par mois). Après la réduction du saillant d’Avdiivka ce mois de février, on voit que la pression russe s’accroît partout (Koupiansk, région de Kramatorsk…). Les Russes ont l’intention de pousser leur avantage en profitant de leur supériorité actuelle en hommes, en munitions et en matériels et souhaitent percer les lignes de défenses ukrainiennes avant que les nouveaux engagements pris par les Occidentaux (au moins 60 chasseurs bombardiers F16, artillerie, et obus de 155 MM…) ne se concrétisent (fin 2024). Mais les Ukrainiens résistent.  Vladimir Poutine a réaffirmé ses buts de guerre qui ne sont d’ailleurs pas très clairs (dénazification, neutralisation…), lui laissant une marge de manœuvre pour la guerre ou la négociation. En cas de percée russe il semble que la côte de la mer Noire serait visée en priorité pour accentuer le blocus de l’Ukraine et sécuriser la flotte russe qui a subi de lourdes pertes dues aux drones et aux batteries de missiles côtiers ukrainiens. En l’absence de percée russe, le conflit s’installera dans la durée, ce à quoi se préparent les belligérants (économie de guerre en Russie, projet de loi sur la mobilisation en Ukraine et fabrications de matériels militaires sur place…).  Le sort de la guerre se joue avec le risque d’une percée russe.

 

Quelles perspectives peut-on donner sur la défense ukrainienne et ses soutiens ainsi que sur la probabilité d’une résolution à terme du conflit ?  

Pour l’Ukraine, il s’agit de tenir en attendant qu’arrivent les soutiens européens (50 milliards d’euros de soutien civil jusqu’en 2027, obus de 155MM, avions F16), voire américains si le paquet de 60 milliards de dollars est débloqué au Congrès. L’année 2024 sera difficile pour Kiev où la nouvelle loi sur la mobilisation peine à être votée, où le moral baisse et où de récents changements dans l’État-Major (remplacement de Valeri Zaloujny par Oleksandr Syrsky) déstabilisent l’effort de guerre. Mais l’Ukraine résiste à la poussée russe et fournit ses armes pour la fin de l’année. Dans ce contexte, l’heure n’est pas à la négociation. L’Ukraine n’a pas renoncé à reconquérir l’intégralité de son territoire, à traduire en justice Vladimir Poutine, et à obtenir des compensations financières pour l’agression russe et ses destructions. De son côté, le président Poutine, en pleine campagne pour sa réélection, met en avant ses victoires (Avdiivka) et répète que la Russie poursuivra ses objectifs, à vrai dire formulés de façon très générale, (« dénazification » et neutralisation de l’Ukraine). La Russie veut sans doute au moins reprendre l’intégralité des quatre oblasts de Donetsk, Lougansk, Zaporija et Kherson, dont elle a annoncé solennellement le rattachement en septembre 2022 sans en occuper entièrement le territoire. De plus, les Russes sont tentés d’attendre l’élection présidentielle américaine et une éventuelle élection de Donald Trump qui promet de régler la crise en 24 heures (sous-entendu en faisant pression sur l’Ukraine). Les Russes pensent en tout cas que le temps joue en leur faveur. L’heure n’est donc pas à la négociation.

 

Après deux ans de conflits, quelle est la place de la Russie sur la scène internationale ?

Si le sort des armes a été mitigé jusqu’à présent pour la Russie, les résultats diplomatiques de Moscou ont été plus positifs. En dehors de ce que les Russes appellent l’« Occident collectif » (l’OTAN, l’Union européenne et six pays asiatiques), aucun pays du « Sud global » n’applique les sanctions occidentales et les menaces de sanctions secondaires ne changeront pas grand-chose tant les pays qui contournent les sanctions y trouvent d’avantages. L’Arabie saoudite réduit sa production pour maintenir les cours du pétrole permettant la poursuite de l’effort de guerre russe. Le basculement des exportations russes vers l’Asie (désormais près des trois quarts contre 20 % pour l’Europe) et notamment des exportations d’hydrocarbures vers l’Inde et la Chine (dont près de 40 % des importations d’hydrocarbures viennent maintenant de Russie) a été une opération réussie. Le taux de croissance de l’économie russe en 2023 (3,6 % contre une quasi-stagnation en Europe) est la conséquence directe de cette relative réussite diplomatique, préparée de longue date. Mais la Russie a aussi tiré profit de la situation à Gaza qui suscite une large indignation dans le « Sud global ». L’inaction de l’Occident devant les bombardements israéliens, les « deux poids deux mesures » dans ses jugements moraux y sont condamnés et y entretiennent des doutes sur la légitimité de la condamnation morale par les pays occidentaux de l’agression russe contre l’Ukraine.

 
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