ANALYSES

Guerre Russie/Ukraine : vers une intensification du conflit ?

Interview
10 mai 2023
Le point de vue de Jean de Gliniasty


« Rien n’est plus important actuellement que votre tâche militaire.[…] l’avenir de notre État et de notre peuple dépend de vous ». Tels sont les mots prononcés par Vladimir Poutine lors des commémorations de la victoire des Alliés du 8-9 mai 1945, marquant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Des paroles fortes, alors que les affrontements continuent en Ukraine. Seulement quelques jours après avoir dénoncé une tentative d’attaque du Kremlin par les Ukrainiens à l’aide d’un drone, attaque démentie côté ukrainien, et alors que le groupe Wagner a menacé de se retirer de Bakhmout faute de munitions, certains considèrent que Moscou vacille. La Russie est-elle encore en mesure de se battre en Ukraine ? Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS et spécialiste de la Russie, répond à nos questions. 

Moscou a annoncé avoir déjoué une attaque de drones lancée contre le Kremlin le 3 mai dernier et repoussé une seconde ce dimanche en Crimée. Les autorités russes ont accusé Kiev d’être à l’origine de ces attaques, ce que le président ukrainien a démenti. Doit-on s’attendre à une intensification du conflit et à une surenchère de la Russie ?

Cette attaque de drones à Moscou est la première à l’encontre du Kremlin. La déclaration du porte-parole du Kremlin suite à celle-ci est intéressante : pour la première fois, de façon très claire, Dmitri Peskov, a mis en cause la responsabilité des États-Unis pour ce qui a été présenté comme un attentat contre le président russe. Or, si on impute les attaques contre le Kremlin aux États-Unis, on rentre dans une nouvelle phase de la guerre.

Cela rejoint ce que le pouvoir russe a dit jusqu’à présent à ses citoyens russes : si la Russie perd cette guerre, ce ne sera pas à cause des vaillants Ukrainiens, mais parce qu’ils ont contre elle tout « l’Occident collectif », selon la formule créée par le Kremlin. D’où la volonté du pouvoir de resserrer la solidarité légitimiste des Russes autour de lui, et de menacer de représailles au-delà de la seule Ukraine.

Il y a plusieurs explications possibles à cette attaque de drone : soit c’est l’Ukraine, ce qui est peu probable, car le drone était petit et qu’il pouvait difficilement parcourir 700/800 kilomètres et frapper directement le Sénat ; soit il s’agit d’une provocation russe visant à démontrer que les Américains les attaquent (ce qui serait alors aussi inquiétant) ; soit – et c’est la version la plus vraisemblable – les responsables sont des groupes de résistants plus ou moins appuyés par l’Ukraine. Quoi qu’il en soit, le résultat est le même : les Russes envoient le message que cette fois-ci, l’« Occident collectif » s’attaque au cœur du pouvoir en Russie.

À ce contexte viennent s’ajouter les nombreuses annulations des défilés du 9 mai, célébrant la victoire de la Russie sur l’Allemagne nazie, dans le pays et dans les territoires ukrainiens annexés en raison de « problèmes sécuritaires » selon les autorités russes. Moscou a néanmoins maintenu le maintien de la parade militaire sur la Place Rouge. Quel message le Kremlin souhaite-t-il faire passer en maintenant ce défilé ?

Il y a plusieurs messages, car il y a plusieurs cas de figure.

Sur le maintien du défilé sur la place Rouge, tous les Russes ont en tête le maintien du défilé de novembre 1942, alors que les nazis étaient à 20 kilomètres du cœur du Moscou. La fête nationale avait eu lieu en pleine guerre comme un sursaut national, pour montrer à la fois la fierté et la capacité de défense de la Russie, dans la neige, dans le froid et sous les canons allemands. Dans ces circonstances, annuler le défilé du 9 mai à Moscou aurait été perçu comme une défaite psychologique et symbolique importante par rapport aux heures de gloire de la Seconde Guerre mondiale.

Sur les autres annulations de défilés, on peut distinguer deux catégories. Il y a les villes frontières, dont certaines ont été régulièrement bombardées – Belgorod, Krasnodar –, et qui ont dû annuler les défilés pour des questions de sécurité. Et puis il y a les villes du Nord beaucoup plus lointaines du front, où la guerre n’a encore pas été trop ressentie en dehors de la mobilisation. Dans ce dernier cas, le motif de sécurité intérieure est certainement à évoquer : alors que les regroupements de populations sont normalement interdits, le pouvoir prenait le risque de faire face à des manifestations d’hostilité. Il n’a pas voulu prendre ce risque, et n’avait d’ailleurs pas exclu cette hypothèse dans de grandes villes comme Moscou, où il a redoublé de précautions. Mais je n’ai jamais pensé que les Ukrainiens bombarderaient un défilé de la Victoire, car, que ce soit le 8 mai ou le 9 mai, ils ne peuvent s’attaquer à ce symbole : le pouvoir ukrainien considère que la victoire de 1945 est aussi celle de l’Ukraine, très chèrement payée. En choisissant le 8 mai pour la célébrer, comme la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis, Zelenski a simplement voulu marquer son ancrage aux pays occidentaux, rupture avec la Russie accentuée par la décision de fêter justement le 9 mai le jour de l’Europe.

En parallèle de ces récents événements, le groupe Wagner a promis à Moscou d’approvisionner les troupes de Bakhmout en munitions, après avoir menacé le Kremlin de se retirer de la ville quelques jours plus tôt. Quel état des lieux peut-on dresser des affrontements à ce jour ? La Russie a-t-elle les moyens militaires de continuer la guerre ?

Wagner a été jeté dans le conflit après la défaite de septembre 2022 dans l’oblast de Kharkiv, où les Russes avaient perdu tous les territoires gagnés au moment de l’offensive surprise. Il y a alors eu un mouvement de panique au sein des autorités russes, qui ont cherché à colmater les brèches. C’est là qu’on a fait appel à Wagner et ouvert les prisons.

Prigojine, le patron de Wagner, s’est par ailleurs senti pousser des ailes politiques. Il a commencé à entrer dans le jeu des déclarations, à la fois de brutalité et de franchise, disant que les Ukrainiens se battaient bien, que l’armée russe était désorganisée, que la Russie manquait de munitions, et que ce n’était pas un hasard si le pays n’arrivait pas à gagner.

Bakhmout, qui a été une sorte d’abcès de fixation pour Wagner, demeure jusqu’à présent le symbole de l’échec de cette milice armée. La bataille continue, et cela fait déjà plusieurs mois que Wagner annonce presque tous les jours que ses hommes sont en train de prendre la ville. À partir de là, il y a un jeu politique de Prigojine, qui affirme qu’il ne parvient pas à prendre Bakhmout en raison du manque de soutien de l’armée régulière russe.

Cette liberté de parole de Wagner témoigne d’une sorte de délitement des institutions russes. Il aurait été inconcevable pendant la Seconde Guerre mondiale – la « Grande Guerre patriotique » – que des milices prennent la parole et remettent en cause le ministre de la Défense, le chef d’État-major général des armées, et donc, par ce biais, Staline. La liberté de parole de Wagner laisse apparaître des difficultés politiques intérieures.

Quant à savoir dans quel état est l’armée russe, malgré ses faiblesses évidentes, j’ai tendance à penser qu’elle est plus forte qu’on ne l’imagine. Je ne crois pas qu’il y ait un manque de munitions, car rien n’est plus facile pour les Russes que de fournir des obus, car les installations qui les fabriquent tournent 24/24h et ont été maintenues même après l’effondrement de l’URSS. Je pense qu’il y a moins de difficultés d’approvisionnement en obus (simples sans système de guidage) du côté russe que du côté ukrainien.
Sur la même thématique