ANALYSES

JO 2024. Pourquoi le CIO veut-il reintégrer les athlètes russes et biélorusses sous bannière neutre ?

Presse
6 mars 2023
Interview de Lukas Aubin - L'Humanité

Pourquoi le CIO, qui avait appelé les fédérations internationales à écarter les athlètes russes et biélorusses des compétitions, émet-il l’idée de leur retour sous bannière neutre ?







La raison principale, selon moi, c’est qu’en demandant l’exclusion des athlètes russes et biélorusses du sport mondial, le CIO joue contre nature. Sa nature originelle, qui date de sa création en 1894, c’est de séparer le sport, l’olympisme, de la politique, et en l’occurrence le CIO se dit toujours neutre et apolitique.





Mais en prenant position dès le 25 février, au lendemain de l’invasion russe, le CIO a déclaré qu’il était contre la politique militaire de Vladimir Poutine en Ukraine et a utilisé le sport pour faire pression sur le régime russe en espérant qu’avec les autres sanctions, cela fasse boule de neige.


Un an plus tard, ça n’a pas fonctionné et le CIO n’est plus neutre. Il cherche donc à le redevenir avec la participation des athlètes russes et biélorusses sous bannière neutre aux JO 2024. Néanmoins, et c’est tout le problème, le sport est par essence politique.


Le concept de bannière neutre, qui n’empêche pas l’instrumentalisation politique au niveau national, est-il vraiment efficace ?


Si les athlètes russes participaient aux JO 2024, ce serait une demi-victoire pour Vladimir Poutine car la Russie serait légèrement normalisée, une sorte de premier pas vers la réintégration de son pays dans le concert des nations via le sport. On reviendrait au statut d’avant l’invasion sauf que ce statut avait été décidé suite au dopage des athlètes russes…


Ce serait positif aussi pour lui à l’échelle nationale car il utiliserait ce vecteur pour glorifier le patriotisme russe à travers la victoire sportive tout en critiquant la bannière neutre, qui serait une forme de russophobie inhérente à l’Occident.


Depuis 2014, ces biais-là ont été utilisés assez régulièrement par Poutine, pour qui le sport est moins un instrument de soft power que de sharp power servant à désinformer, renforcer son régime, construire un narratif alternatif en jouant sur le syndrome de la Russie forteresse assiégée par l’Occident…


L’idée du CIO de faire revenir la Russie sous bannière neutre divise beaucoup au niveau international…


Les pays les plus proches géographiquement de la Russie voient de plus près cette guerre et connaissent bien les usages politico-sportifs de Vladimir Poutine. Ils constatent que les athlètes ukrainiens ne s’entraînent pas normalement, que beaucoup meurent au front… Ils percevraient la participation des athlètes russes, qui, eux, ne partent pas au front et restent en vie, comme une injustice.


En ce qui concerne les États-Unis ou le Canada, leur décision n’est pas figée et cela ne m’étonnerait pas qu’ils critiquent une éventuelle réintégration mais ils n’iraient pas jusqu’au boycott car, pour les Américains, le sport est un instrument de rayonnement bien trop important pour s’en défaire. Enfin, il y a des États comme la France qui ne prennent pas position et s’accordent le temps de la réflexion.


Avez-vous une idée de comment ça pourrait se terminer ?


C’est le CIO qui prendra la décision finale quoi qu’il arrive. Il est le seul propriétaire des Jeux d’hiver et d’été. Mais le CIO n’a pas interdit aux fédérations internationales de permettre aux Russes et Biélorusses de concourir, il a recommandé à ces fédérations de ne pas les faire concourir. Il ne dit pas non plus à ces fédérations qui organisent les qualifications pour les JO d’interdire aux athlètes russes d’y participer. Le CIO gagne du temps car la guerre peut évoluer très vite.


Si la Russie lance de grandes offensives, l’exclusion sera plus facile à prononcer. De même, si la Russie revenait aux frontières d’avant le 24 février 2022, la réintégration sous bannière neutre serait également plus simple à décider.

Dans le même temps, l’Ukraine s’est bien positionnée avec la République tchèque, les pays Baltes pour demander que les athlètes russes ne soient pas réintégrés. Le CIO va devoir composer et trouver une troisième voie entre les pour et les contre.

L’hypothèse a été émise de faire signer aux athlètes russes une charte dans laquelle ils reconnaissent être contre l’invasion. Mais, c’est difficile à mettre en place car la loi russe punit de prison les citoyens qui s’opposent à « l’opération spéciale »…


Comment qualifieriez-vous le lobbying ukrainien ?


Il est très tactique. Les réseaux sociaux politico-sportifs ukrainiens jouent sur l’émotion, comme Volodymyr Zelensky le fait de manière générale, en mettant en avant les athlètes ukrainiens morts au combat, les infrastructures sportives détruites tout en demandant que la Russie reste exclue du sport mondial.


Que ce soit Zelensky, qui a dit au CIO que s’il réintégrait la Russie ce serait « un signe de violence et d’impunité », ou le maire de Kiev, Vitali Klitschko, beaucoup de personnalités politiques ukrainiennes de premier plan prennent position de façon très marquée sur la question de l’exclusion en menaçant de boycotter les JO 2024.


L’usage politique et géopolitique du sport en Ukraine est plus pragmatique que l’usage diplomatique russe, qui utilise le sport comme un moyen de faire exister son narratif parallèle qui n’est pas conforme à la réalité.


Croyez-vous au boycott agité par l’Ukraine mais aussi les pays Baltes ou la Pologne ?


C’est compliqué car, même si la menace du boycott apparaît sérieuse, on imagine mal l’Ukraine ne pas aller aux Jeux, ce serait passer à côté d’un événement regardé par 5 milliards de téléspectateurs, un moyen de faire valoir ses intérêts, etc. L’Ukraine n’aurait-elle pas beaucoup à perdre à ne pas y aller ?


Dans les prochains mois, on va assister à un bras de fer pour gagner la bataille des opinions. Ça sera à celui qui craquera le premier. Pour le moment, l’Ukraine dispose d’un bloc de soutien globalement homogène tandis que la Russie réunit ses alliés (comités olympiques nationaux asiatiques et africains).


Peut-être que la menace de l’Ukraine et de ses alliés est réelle, mais j’ai du mal, pour le moment, à imaginer qu’ils aillent au bout. En revanche, le CIO, face à ces paroles, va devoir user de trésors diplomatiques pour convaincre toutes les parties de participer aux Jeux…


 

Propos recueillis par Nicolas Guillermin pour L’Humanité.
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