ANALYSES

Contre-offensive ukrainienne, sommet de l’OCS, annonces de Poutine : la Russie à un tournant ?

Interview
21 septembre 2022
Le point de vue de Jean de Gliniasty


Alors que l’armée russe a subi plusieurs revers sur le front ukrainien, Vladimir Poutine vient notamment de confirmer la tenue de référendums d’annexion des territoires occupés dans l’Est de l’Ukraine et la mobilisation de 300.000 réservistes dans une allocution télévisée exceptionnelle. Moscou avait par ailleurs tenté il y a quelques jours de renforcer sa relation avec ses partenaires de l’Est à l’occasion du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) organisé à Samarcande en Ouzbékistan. La contre-offensive ukrainienne marque-t-elle un tournant dans le conflit ? Peut-elle fragiliser le président russe ? Comment interpréter la posture de Poutine ? Le point de vue de Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS, ancien ambassadeur de France à Moscou.

Est-on à un tournant du conflit en Ukraine  alors que la Russie a essuyé des revers militaires ?

Il s’est en effet passé quelque chose d’important. Les Ukrainiens ont remporté une vraie victoire offensive sur le front Est de l’Ukraine en reprenant 10 000 km² de territoire aux Russes, soit l’équivalent de deux départements français. Ce sont des zones importantes pour les Russes puisqu’elles sont contiguës à leur territoire.

Si on savait que les Ukrainiens étaient très bons défensivement (patriotes dispersés, armes légères, etc.) et donc à même de bloquer l’offensive russe, personne ne croyait réellement en leur capacité à reconquérir du territoire. Il y a donc à la fois un changement d’appréciation sur la capacité ukrainienne à mener des offensives et une inquiétude de la part des Russes. Le tournant est donc à la fois psychologique et militaire.

Mais nous sommes loin de pouvoir affirmer que les Ukrainiens pourront aller plus loin dans leur reconquête avant quelque temps, et je ne pense pas à ce stade que leurs moyens militaires permettraient de reconquérir l’ensemble des territoires pris par la Russie.

Comment la tournure de cette guerre (pertes militaires, sanctions internationales…), est-elle interprétée en Russie ? Le pouvoir de Poutine sur son pays reste-t-il solide ?

Pour ce qui est des sanctions, leur perception n’est pas encore aussi forte ou violente qu’on pourrait le penser. Si on observe bien une augmentation des prix en Russie, celle-ci est plus limitée que ce que les Russes pouvaient craindre, l’impact des sanctions reste encore faible, mais il devrait monter en puissance.

En revanche, il est certain que la récente défaite militaire sur le front ukrainien a eu de forts échos jusqu’au cœur de Moscou. On a vu par exemple des officiers donner leur point de vue sur la mauvaise qualité de la direction des troupes russes lors d’interventions télévisées, et même des députés demander la mise en accusation de Poutine. Mais pour l’heure, seule une petite minorité conteste le principe de l’invasion – appelée « opération militaire spéciale » par le Kremlin -, l’essentiel des critiques se concentrant sur l’inefficacité des troupes russes et la mauvaise qualité du commandement. Les critiques à l’encontre de Poutine ne sont donc efficaces que sous cet angle-là. Et cela montre qu’en cas de difficultés politiques pour Poutine, la force la plus puissante sera plutôt celle du nationalisme à sa droite…

Le président russe a réalisé ce mercredi une allocution télévisée appelant notamment à la mobilisation de centaines de milliers de citoyens pour combattre en Ukraine. Que doit-on retenir de ce discours ? 

L’allocution exceptionnelle de Poutine – une rareté signalant implicitement  la gravité de la situation sur le terrain – est à la fois dirigée vers l’extérieur et vers l’opinion russe. Pour l’extérieur, elle signifie que la Russie ira jusqu’au bout : la tenue de referendums d’annexion pure et simple des 4 zones occupées (Lougansk, Donetsk, Zaporijia et Kherson) les feront entrer dans le territoire russe et donc dans le périmètre des intérêts « existentiels «  de la Russie justifiant tous les moyens de riposte, y compris nucléaires.

Pour l’intérieur, Poutine a souligné que la Russie est en guerre avec l’Occident qui veut la détruire, ce qui justifie la mobilisation partielle et les menaces de riposte nucléaire. Mais surtout, en annonçant l’annexion des territoires cités plus haut, le président a rassuré les pro-Russes des zones occupées (ils ne seront pas abandonnés) et a donné des gages à l’extrême droite nationaliste en « sanctuarisant » une partie des territoires occupés.

En filigrane, il y a la reconnaissance que la situation est grave et qu’elle justifie des mesures d’exception.

Que doit-on retenir du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et de la posture de la Russie ? Comment interpréter la volonté de la Russie et de la Chine de se soutenir et de renforcer leurs liens en pleine crise avec les Occidentaux ?

Je ne suis pas sûr que le soutien de la Chine à la Russie aille au-delà d’un concours d’intérêts de circonstances d’un côté, et de l’autre d’une idéologie générale anti-occidentale ou anti-américaine pour être plus précis.

À Samarcande, il s’est passé quelque chose d’intéressant. Dire que l’OCS est une contre-OTAN n’a pas de sens, l’OTAN est une alliance militaire à l’opposé de l’OCS qui est une organisation de coopération. Les participants (Russie, Inde, Chine, Turquie et tous les pays d’Asie centrale) ont voulu en faire une sorte d’archétype du nouveau monde multipolaire : personne ne s’est posé en dirigeant, Poutine ne s’y est pas imposé en mâle dominant, et Xi Jinping, même s’il dominait sur la photo souvenir n’a pas souhaité se poser en puissance dominante. C’est un peu comme un club d’égaux. L’OCS veut se présenter comme un club où chacun a ses intérêts, et où chacun mérite le respect de son indépendance. Cette image d’un monde multipolaire est donc à opposer au monde structuré de l’OTAN et de l’Ouest au sens large.

Cela s’est ressenti dans le soutien extrêmement varié envers la Russie : on a observé la réticence du Kazakhstan ou d’autres pays, ou encore un soutien plus mesuré, comme la Chine. Le caractère multipolaire même de l’organisation fait qu’il n’y a pas eu de soutien massif. Au contraire, il y a eu des mises en garde qui ont conduit Poutine lui-même à dire qu’il comprenait les préoccupations face à la poursuite de la guerre exprimées notamment par le Président chinois XI et le Premier ministre indien Narendra Modi, et qu’il prendrait en compte le souhait de certains d’arriver à une paix rapide en Ukraine. Au vu de la nature de ce club, Poutine a été tenu à prendre en compte les points de vue des uns et des autres. À voir si cela sera suivi d’effets…
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