ANALYSES

Leadership en Asie : une « guerre pacifique » entre la Chine et les États-Unis

Interview
2 juin 2022
Le point de vue de Barthélémy Courmont


Il y a deux semaines, le président américain entamait sa première tournée asiatique. Joe Biden a ainsi proposé aux dirigeants sud-coréen, japonais, australien et indien un rapprochement de leurs liens stratégiques et économiques avec Washington. Par ailleurs, Joe Biden a lancé le 23 mai dernier aux côtés du Premier ministre japonais Kishida l’Indo-Pacific Economic Framework (IPEF), un partenariat économique proposé comme une alternative au modèle chinois. Quelle est la stratégie des États-Unis sous l’ère Biden en Asie ? Le projet IPEF est-il crédible ? Pourquoi assiste-t-on à une lutte d’influence entre la Chine et l’Occident dans les mers du Pacifique ? Le point avec Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’IRIS, en charge du programme Asie-Pacifique.

La guerre en Ukraine remet-elle en cause la crédibilité de Washington en Asie ? Quelle politique les États-Unis mènent-ils vis-à-vis de leurs alliés en Asie dans le contexte actuel ?

C’est d’abord la guerre en Afghanistan et son épilogue – le retrait précipité des forces américaines qui laissent ce pays aux mains des Talibans – qui inquiète les partenaires asiatiques de Washington, au risque de mettre en doute sa crédibilité. En ce qui concerne la guerre en Ukraine, le soutien à distance des États-Unis n’est pas non plus considéré comme hautement rassurant, Joe Biden ayant par ailleurs répété à plusieurs reprises qu’un engagement militaire contre la Russie est exclu. Chez les alliés et amis de Washington en Asie, on interprète ce positionnement comme une preuve de faiblesse et surtout la marque que l’engagement américain reste limité. Quid de la réaction américaine face à une invasion chinoise de Taiwan par exemple (la Maison-Blanche a multiplié les communiqués contradictoires, Joe Biden compris), ou même d’une escalade dans la péninsule coréenne ou en mer de Chine méridionale.

C’est dans ce contexte, qui ne date pas d’hier – on se souvient que les partenaires asiatiques de Washington s’inquiétaient aussi des positions de Donald Trump – que Joe Biden a effectué du 20 au 24 mai sa première tournée asiatique, à Séoul puis à Tokyo, avec pour objectif affiché de rassurer ces pays du soutien de Washington. Au menu, la fermeté face à la Corée du Nord, la promotion des mécanismes de sécurité comme le QUAD (dont la Corée du Sud n’est pas membre), et l’annonce de la création d’un nouveau cadre économique, qui vient d’une certaine manière remplacer le Trans Pacific Partnership de l’administration Obama – abandonné par Trump – et concurrencer la Chine en Asie-Pacifique. Antony Blinken s’en est défendu dans un discours à la George Washington University le 26 mai, mais c’est une logique de Guerre froide qui est proposée aux partenaires de Washington en Asie, avec la Chine comme compétiteur.

Quels sont les enjeux politiques et économiques du cadre économique pour l’Indo-Pacifique (Indo-Pacific Economic Framework – IPEF) annoncé par Joe Biden ? Pourquoi les États-Unis peinent-ils à casser la dépendance de l’Asie à la Chine ?

À Tokyo, Joe Biden a lancé en compagnie du Premier ministre japonais Kishida l’IPEF, qui compte en plus de Washington douze membres (Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande, Inde, Singapour, Brunei, Vietnam, Philippines, Indonésie, Malaisie et Thaïlande) et pèse pour environ 40 % du PIB mondial. Il ne s’agit pas d’un accord de libre-échange, mais d’un partenariat économique dont les contours restent à définir, au point que l’on peut se demander s’il ne s’agit que d’un forum de type APEC, ou s’il s’agit d’un cadre plus ambitieux. La principale caractéristique est que la Chine en est exclue. L’initiative américaine est donc une alternative aux projets chinois, que Washington – et plusieurs de ses partenaires – voient comme un danger.

Si l’effort de l’administration Biden visant à dépasser un Indo-Pacifique trop axé sur les enjeux sécuritaires pour y ajouter un volet économique est louable, il est tardif. La Chine a fortement avancé ses pions depuis deux décennies, et la formulation de la Belt & Road Initiative (BRI) a accentué la place de Pékin dans les investissements sur l’ensemble du continent. Il reste peu de place à Washington, d’autant que les possibilités d’investissements américains se heurtent à des moyens limités, quand on mesure notamment l’urgence des investissements dans les infrastructures aux États-Unis. Ainsi, de la volonté aux actes, il y a un écart qu’il sera difficile de combler.

Pourquoi assiste-t-on actuellement à une bataille d’influence entre la Chine et l’Occident dans les mers du Pacifique ?

La croissance économique mondiale s’articule essentiellement autour de l’Asie, et la centralité asiatique est de plus en plus reconnue. Cela se retrouve dans la formulation des stratégies indopacifiques (depuis 2017 pour les États-Unis, mais depuis 2007 pour le Japon, tandis que d’autres pays comme l’Australie, l’Inde, la France, et même l’Union européenne, ont leur propre stratégie indopacifique désormais). On ne s’intéresse pas uniquement à l’Asie en raison des défis sécuritaires qui y sont relevés, mais pour les enjeux économiques qui y sont multiples. Il n’y a donc cas de spécificité américaine sur ce point, pas plus qu’il y a une « nouveauté » avec l’administration Biden. La stratégie du pivot de Barack Obama et les guerres commerciales de Donald Trump s’inscrivaient dans la même dynamique, avec des méthodes différentes, mais des objectifs semblables.

La bataille d’influence à laquelle nous assistons est donc avant tout liée aux investissements, aux ressources, et au commerce. Et par voie de conséquence à la dépendance et donc à la politique. Aucun État de l’Indo-Pacifique, même les micros États insulaires, n’y échappe. La « guerre pacifique » entre la Chine et les États-Unis, et leurs partenaires, est engagée depuis plusieurs années, et elle impactera les relations internationales dans les prochaines décennies.
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