ANALYSES

L’Amérique latine et la guerre en Ukraine

Tribune
25 février 2022


Situés à des milliers de kilomètres de l’attaque guerrière lancée en violation du droit international et de la Charte des Nations unies par Vladimir Poutine contre l’Ukraine, les pays latino-américains n’en sont pas moins directement concernés par les événements qui affectent le Vieux-Continent.

Ces dernières semaines, les chefs d’État des deux principales puissances sud-américaines – le Brésil (Jair Bolsonaro) et l’Argentine (Alberto Fernandez) – avaient tour à tour fait le voyage à Moscou pour rencontrer le président de la Fédération de Russie, le remercier pour l’aide vaccinale déterminante apportée par cette dernière à l’Amérique latine (la Russie a en effet été le premier pays à fournir des vaccins Spoutnik V contre le Covid-19 à plusieurs pays latino-américains dépourvus en 2021) et réaffirmer leurs bonnes relations avec elle. Jair Bolsonaro (16/02/2022) avait ainsi exprimé, quelques jours avant la reconnaissance, le 21 février 2022, de l’indépendance des territoires séparatistes du Donbass par la Russie – les Républiques populaires de Donetsk et Louhansk, sa « solidarité » avec elle ; Alberto Fernandez (03/02/2022) avait confié, lui, vouloir faire de Buenos Aires « la porte d’entrée de la Russie en Amérique latine ». Parallèlement, de nombreux médias latino-américains et étatsuniens relataient les échanges téléphoniques entre Vladimir Poutine et Daniel Ortega au Nicaragua et les déclarations d’autres officiels russes évoquant la possibilité d’un renforcement de la présence militaire du pays dans la Caraïbe (Cuba) et en Amérique centrale et du sud (Nicaragua, Venezuela)… à quelques centaines de kilomètres des frontières avec les États-Unis… Comme un miroir inversé de la situation en Ukraine et en Europe orientale… (voir la Chronique de l’Amérique latine « L’Amérique latine, nouvel objectif stratégique de la Russie ? »).

Entre temps, sidéré, le monde a basculé dans l’hiver de la guerre et dans une nouvelle ère géopolitique particulièrement dangereuse. Comment se positionnent aujourd’hui les pays latino-américains face à l’agression russe ? Qu’ont-ils à craindre des conséquences du conflit ?

La situation en Ukraine met sous tension les coalitions d’alliances stratégiques en Amérique latine. La plupart des pays du sous-continent relèvent dans leurs positions – pour la regretter – la non-prise en compte suffisante par les Occidentaux, depuis de nombreuses années, des exigences russes en matière de sécurité. Mais, à partir de là, plusieurs positions se dessinent.

Principal allié des États-Unis dans la région – et seul « partenaire global » de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en Amérique latine – la Colombie condamne fermement et nommément la Russie, ainsi que le Chili, l’Équateur, le Paraguay, l’Uruguay et dans une moindre mesure le Pérou.

D’autres pays condamnent l’usage de la force dans la résolution des conflits et appellent à un cessez-le-feu immédiat, ainsi qu’à une solution politique entre les parties dans le cadre des Nations unies. Dans cette catégorie se trouvent l’Argentine (qui demande à la Russie de cesser ses « actions engagées »), la Bolivie, le Mexique ou le Brésil. Dans ce dernier pays – membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations unies pour l’année 2022-2023 et également des BRICS -, on note une polyphonie de la parole officielle. C’est surtout au sein du ministère des Relations extérieures et de la diplomatie brésilienne multilatérale que la position du pays s’exprime. Jair Bolsonaro se bornant lui à s’exprimer sur la protection des ressortissants brésiliens sur la zone de guerre. Quant à lui, le général Hamilton Mourao, vice-président du pays, a affirmé que « Le Brésil n’est pas d’accord avec une invasion du territoire ukrainien » et s’est exprimé en faveur d’un « soutien à l’Ukraine »… avant d’être désavoué par le président : « Celui qui parle sur ces questions s’appelle Jair Mesías Bolsonaro » a ainsi cinglé ce dernier.

Enfin, du côté des alliés traditionnels de la Russie en conflit avec les États-Unis, le Nicaragua prend position pour Vladimir Poutine, Cuba et le Venezuela considèrent quant à eux que l’expansion permanente de l’OTAN aux frontières de la Russie et l’échec des accords de Minsk – pour eux imputable aux États-Unis et aux pays de l’OTAN – sont les causes d’une crise qui a fini par produire de « fortes menaces contre la Fédération de Russie, son intégrité territoriale et sa souveraineté » (communiqué officiel du Venezuela). Caracas appelle à « reprendre le chemin (…) du dialogue (…) pour éviter l’escalade (…) et [aboutir à] une résolution pacifique de ce conflit » tout en condamnant les « sanctions illégales et les attaques économiques contre le peuple russe ».

L’Amérique latine aborde donc l’invasion russe en Ukraine en ordre dispersé, selon des lignes correspondant aux doctrines nationales de politique étrangère et aux logiques affinitaires avec/ou contre les États-Unis et la Russie. Mais, comme toutes les autres, cette région sera collectivement concernée et affectée par les conséquences de ce conflit. Et ce, notamment sur le plan économique dans un premier temps. L’augmentation des prix du pétrole ou du gaz sur les marchés mondiaux viendra nourrir les dynamiques inflationnistes déjà partout avancées en Amérique latine, région confrontée à la pire crise économique de son histoire avec la pandémie de Covid-19.

Et quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine – rapide ou longue -, les pays latino-américains – désunis – sont désormais projetés dans un monde où les poussées néoconservatrices et militaristes vont se renforcer chez tous les acteurs des relations internationales, raidissant chaque système d’alliance, confortant le règne de l’unilatéralisme contingent dans les relations internationales et révélant plus que jamais la faiblesse des Nations unies et de toute instance internationale à régler les menaces et les conflits.
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