ANALYSES

La revanche du « sport power » russe aux JO de Pékin 2022 ?

Interview
9 février 2022
Le point de vue de Lukas Aubin


Sanctionnée pour sa pratique institutionnalisée du dopage, la Russie voit néanmoins Vladimir Poutine être invité à la cérémonie d’ouverture des JO de Pékin 2022. Guerre en Ukraine, tensions avec l’Occident et proximité renforcée avec Xi Jinping, quelle image veut donner Vladimir Poutine à travers sa présence aux JO de Pékin ? Comment la Russie fait-elle du sport un enjeu géopolitique ? Le point avec Lukas Aubin, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste de la géopolitique du sport et de la Russie.  

Quelle analyse faites-vous de la présence de Vladimir Poutine lors de la cérémonie d’ouverture des JO d’hiver de Pékin 2022 ?

En décembre 2020, le Tribunal arbitral du sport (TAS) annonce l’exclusion de la Russie des grandes compétitions sportives internationales. À ce moment-là, le TAS avait prévu une clause qui permettait à Xi Jinping, notamment, d’inviter aux JO de Pékin 2022 qui bon lui semblait lors de la cérémonie d’ouverture, de clôture et de manière générale durant l’événement. La présence de Vladimir Poutine en tant qu’invité n’est donc pas contraire aux sanctions demandées par le TAS et l’Agence mondiale antidopage.

Ensuite, la présence de Vladimir Poutine durant la cérémonie d’ouverture a été un moment très symbolique. C’était en quelque sorte la concrétisation de ce qu’on appelle en Russie le pivot vers l’Est. Il s’agit d’une stratégie mise en place en Russie dès la fin des années 90, affirmant que la Russie, en tant que pays central du continent eurasiatique, se doit de jouer un rôle à la fois à l’Ouest, c’est-à-dire en Occident, mais aussi à l’Est, en Asie. Or, depuis 2014 et l’annexion de la Crimée par la Russie, ce fameux pivot vers l’Est russe a été accéléré, car la Russie a été soumise à de nombreuses sanctions économiques et diplomatiques occidentales. L’idée de Moscou était alors de diversifier ses activités diplomatiques et économiques. Parmi cette diversification, il y avait la volonté de se rapprocher de la Chine. En effet, la Chine est aujourd’hui la deuxième plus grande puissance économique et militaire de la planète, et elle a pour ambition de devenir la première puissance mondiale d’ici 2049. Vladimir Poutine avait d’ailleurs eu cette phrase il y a quelques années : « Il faut que le bateau Russie prenne dans ses voiles le vent chinois ». L’idée est donc que la Russie prenne la direction chinoise pour pouvoir profiter de sa dynamique, expliquant la venue de la Russie en Chine durant la cérémonie d’ouverture des Jeux de Pékin.

À cette cérémonie, Vladimir Poutine n’est pas venu seul. Il était accompagné d’hommes de premier plan dans l’organigramme politique et économique russe : le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, le vice Premier ministre Dmitry Chernyshenko, le ministre de l’Énergie Nikolaï Choulguinov et l’ancien vice-premier ministre de la Fédération de Russie Igor Ivanovitch Setchine. Une quinzaine de documents ont par ailleurs été signés entre la Chine et la Russie, dont la publication d’un texte commun aux deux pays réaffirmant la nécessité de l’existence d’un monde multipolaire aujourd’hui, la nécessité d’un Internet souverain, ou encore la nécessité de la non-politisation du Covid-19. Ces deux pays défendent ce qu’ils appellent la « démocratie authentique ». Ils demandent également dans ce texte des garanties juridiques à propos de l’OTAN. Dans le contexte de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, on voit la Chine prendre le parti russe et considérer l’OTAN et les Occidentaux comme une menace pour sa sécurité. C’est la première fois depuis les années 90 que la Chine intervient directement dans les affaires européennes, et elle affirme aujourd’hui que l’OTAN ne doit plus s’étendre, car elle menacerait les intérêts russes et chinois. C’est un élément nouveau dans la diplomatie chinoise qui a généralement tendance à ne pas s’ingérer à l’international. Par opposition, le discours de Moscou réaffirme le fait que Taïwan fasse partie intégrante du territoire chinois. C’est un échange de bons procédés.

Autre événement important, la signature d’accords gaziers entre Gazprom, société étatique du gaz en Russie, et la SNPC, Société nationale du pétrole de Chine. Cet accord prévoit que la Russie puisse livrer à la Chine annuellement 10 milliards de mètres cubes de gaz en plus que d’habitude via un pipeline qui relie le gazoduc Sakhaline-Vladivostok, à la ligne principale Power of Siberia. Cet accord fait suite à un accord qui avait déjà été signé en 2014 et qui promettait la vente de 38 milliards de mètres cubes annuels sur une durée de 30 ans. Ces deux accords, bout à bout, font que la Russie va fournir 48 milliards de mètres cubes de gaz à la Chine annuellement. Ce n’est pas anodin puisque la Russie va ainsi devenir le premier fournisseur de gaz de la Chine. Moscou voulait d’ailleurs aller encore plus loin, en faisant signer à la Chine un contrat plus important : le contrat du gazoduc Soyuz-Vostok, devant fournir 50 à 60 milliards de mètres cubes annuels à la Chine. L’objectif pour Moscou était surtout en cas de conflit avec les Occidentaux de pouvoir détourner les ressources gazières qu’il exportait généralement vers l’Europe pour les exporter en Chine. Le but était donc de mettre l’Europe et la Chine en concurrence. Conscient de cela, Xi Jinping a refusé, sous-entendant que cette concurrence directe avec les puissances occidentales et l’Europe pourrait jouer négativement sur sa réputation et sur ses accords économiques, notamment dans le contexte du déploiement des nouvelles routes de la soie. On notera que la Russie avait déjà tenté en 2014 de créer une dérivation d’un pipeline en direction de l’Europe vers la Chine et que la Chine avait déjà refusé cette mise en concurrence avec l’Europe.

Il y a donc un rapprochement entre la Chine et la Russie ces dernières années, consacré par la cérémonie d’ouverture des JO. Néanmoins, comme le note le chercheur Marco Giuli, ce rapprochement est contrôlé par les autorités chinoises. Xi Jinping signe généralement des accords avec la Russie lorsque Poutine en a le plus besoin, et le président chinois fait en sorte de ne pas être complètement dépendant du gaz russe. Surtout, on constate que les intérêts économiques de la Chine vont au-delà de ses intérêts avec la Russie, puisque c’est l’importance des nouvelles routes de la soie qui a été mise en exergue par Xi Jinping en 2013. La Chine a donc tout intérêt à rester en bons termes économiques à la fois avec la Russie, mais aussi avec les pays européens, d’Asie centrale ou encore d’Afrique…

 

Dans quelle mesure la crise russo-ukrainienne impacte-t-elle les JO de Pékin 2022 ?

C’est avant tout symbolique. Quelques jours avant les JO, le gouvernement ukrainien a demandé à ses sportifs de ne pas se lier d’amitié avec les sportifs russes durant l’événement afin d’éviter tout conflit diplomatique qui pourrait nuire à l’Ukraine. C’est une forme de guerre des images et des mots.

Depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il y a régulièrement eu des crises militaires et politiques entre la Russie et des États tiers lors de grands événements sportifs. On peut évidemment penser aux JO de 1980 à Moscou, boycottés par les États-Unis et une cinquantaine de pays en raison de l’invasion soviétique de l’Afghanistan un an plus tôt. On peut également se souvenir des JO de Los Angeles de 1984 où l’URSS refusa le déplacement pour des raisons de sécurité. Néanmoins, depuis que Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir, cette politisation des méga-événements semble s’être accentuée dans le sens où elle est devenue systématique. Durant les JO de Pékin de 2008, la Russie est entrée en guerre avec la Géorgie et a envoyé ses chars jusqu’aux portes de Tbilissi, la capitale géorgienne. En quelques heures, la guerre était pliée en faveur de la Russie. En 2014, durant les JO de Sotchi, on a vu croitre la tension entre Kiev et Moscou. En pleine révolution de l’EuroMaïdan, Vladimir Poutine, opposé à cette révolution, accusait les Occidentaux de fomenter cette révolution et affirmait qu’elle n’était qu’une énième « révolution de couleur » – comme en Géorgie ou au Kirghizistan, respectivement en 2003 et 2005 – qui devait être favorable à l’expansion de l’OTAN en ex-URSS. Le problème, c’est que cette révolution est allée plus loin que les révolutions de couleur habituelles. En effet, se sentant en danger, Viktor Ianoukovitch, président ukrainien de l’époque, avait dû s’envoler par hélicoptère de nuit afin d’éviter de se faire lyncher par la population. Dans la foulée, les révolutionnaires ukrainiens prenaient le pouvoir à Kiev. Dans ce contexte, Vladimir Poutine envoyait les « petits hommes verts » – des soldats russes sans insignes – en Crimée pour officiellement « sécuriser la zone » et faisait organiser le référendum contesté qui concrétisait l’annexion de la région par la Russie en mars 2014. Aujourd’hui, on constate lors des JO de Pékin la continuité de cette guerre politique et militaire entre l’Ukraine et la Russie.

Actuellement, 115 000 soldats sont massés aux portes de l’Ukraine, prêts à pénétrer le territoire ukrainien si les Occidentaux et l’OTAN ne cèdent pas aux demandes russes, à savoir le retrait des puissances de l’OTAN en ex-URSS. D’ailleurs, quand on pense Ukraine-Russie aujourd’hui, on utilise souvent l’expression de crise russo-ukrainienne. Un choix sémantique douteux. On ne parle pas de crise, mais de guerre. En effet, l’Ukraine est officiellement en guerre contre la Russie depuis 2014. Ce n’est pas anodin que l’on emploie le mot « crise » en Europe, car cela montre que l’on ne perçoit actuellement pas l’Ukraine comme un acteur majeur de cette guerre, mais comme un dégât collatéral pris au milieu d’un conflit plus important. Or, il faut garder en tête que l’Ukraine est bien en guerre contre la Russie depuis 2014 et que le mot, aussi fort soit-il, dispose d’un réel impact dans les représentations.

On constate donc un lien très clair entre les méga-événements sportifs et les événements militaires qui ont été mis en exergue par la Russie ces dernières années. On pourrait évidemment se dire qu’il s’agit d’une coïncidence et c’est très probablement le cas. Mais ce qui est intéressant, c’est de voir la façon dont Vladimir Poutine utilise les grands événements sportifs pour faire valoir encore un peu plus ses intérêts et susciter la division au niveau de la communauté internationale. En l’occurrence, le fait qu’il ait rencontré coup sur coup Xi-Jinping à Pékin, lors de la cérémonie d’ouverture des JO, et Emmanuel Macron à Moscou, montre qu’il utilise les événements sportifs pour braquer encore un peu plus les caméras sur lui. D’ailleurs, le président français a été accueilli en grande pompe au Kremlin et, même s’il fait partie de l’OTAN et soutient les intérêts ukrainiens, il a dîné avec le président russe et les deux hommes ont parlementé pendant plus de 5 heures. On voit donc qu’il est impossible de dissocier les JO de Pékin 2022 sans penser au conflit ukrainien et à un Vladimir Poutine en position de force vis-à-vis de Kiev. À nouveau, un méga-événement sportif sera marqué du sceau de la politique russe.

 

Alors que les événements sportifs sont souvent utilisés pour faire valoir des intérêts géopolitiques, le sport est-il un enjeu géopolitique majeur pour la Russie ?

Évidemment, oui. Historiquement, depuis la révolution de 1917 jusqu’à aujourd’hui, le sport en URSS puis en Russie a été utilisé d’un point de vue politique, de façon récurrente et très importante. Entre 1917 et 1952, l’objectif pour le pouvoir soviétique était d’utiliser le sport comme un vecteur d’altérité soviétique vis-à-vis des grandes puissances occidentales. Le sport était un outil géopolitique pour l’URSS afin de montrer la supériorité de son modèle communiste sur le modèle occidental capitaliste. L’objectif était de montrer que le modèle horizontal communiste soviétique lui permettait d’avoir de grands succès sportifs et de concevoir le sport différemment. Durant cette période, l’URSS agissait de manière indépendante, en créant des événements sportifs censés concurrencer directement les JO et la Coupe du monde de foot. Par exemple, en 1928 ont été créés par Staline les spartakiades, sorte de JO soviétiques qui rassemblaient toutes les délégations soviétiques de la planète pour participer à une compétition sportive dite socialiste, afin de montrer que les pays communistes avaient la capacité de produire de grands sportifs et de pratiquer le sport différemment. Staline considérait en effet que le sport capitaliste était bourgeois et qu’il ne fonctionnait que grâce à l’opposition d’un individu sur un autre, donc sur le modèle capitaliste où le fort prend le pas sur le faible. Staline souhaitait ainsi faire valoir des intérêts différents, à savoir que le sport doit permettre d’élever le corps et l’esprit des travailleurs dans un esprit de camaraderie plus positif que l’esprit de compétition dit capitaliste. Mais au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1952, l’URSS intègre finalement le CIO, la FIFA et les autres grandes instances du sport international. Dès lors, l’URSS va participer aux grandes compétitions du sport occidental : Coupe du monde de football et Jeux olympiques. D’ailleurs, l’URSS va remporter la grande majorité des Jeux olympiques auxquels elle va participer entre 1952 et 1991. Cet élément va participer à la création de la grandeur soviétique face aux États-Unis dans le contexte de la guerre froide. Le sport était donc un instrument géopolitique et politique très important au même titre que la conquête spatiale et l’armement.

En 1991, l’URSS s’effondre et la Fédération de Russie entre dans l’économie de marché. La transition est difficile, passant d’une économie horizontale à une économie de marché verticale. Boris Eltsine met en place la « thérapie de choc ». Or, ce choc va entrainer dans les années 1990 de nombreuses crises économiques et idéologiques. Le parent pauvre de cette double crise est le sport. En effet, lorsqu’il faut construire ou reconstruire un État, le sport n’apparaît pas comme un élément primordial. Le système sportif russe est alors abandonné pendant une dizaine d’années et c’est Vladimir Poutine qui, à son arrivée au pouvoir en 2000, décide de refaire du sport un enjeu géopolitique majeur pour la Russie. Il met alors en place un système sportif très spécifique, la sportokratura, pour construire un modèle sportif efficace, destiné à concurrencer les plus grandes puissances de la planète. La sportokratura regroupe l’utilisation de trois catégories d’acteurs : oligarques, sportifs et anciens athlètes de haut niveau pour créer un cercle vertueux et reconstruire le sport russe. La sportokratura est verticale, le pouvoir politique est au sommet d’une pyramide, décidant de ce qu’il faut faire, puis ses décisions se répercutent en cascade sur l’ensemble des acteurs politico économico sportifs en Russie. Par exemple, Vladimir Poutine fait un discours devant les médaillés russes des JO de 2002 dans lequel il appelle toute la population russe à participer à la reconstruction du modèle politico économico sportif russe. Il demande effectivement aux sportifs de promouvoir le sport auprès de la population russe, aux oligarques russes de reconstruire les stades, et aux politiques de participer d’un point de vue décisionnaire en faveur de la création d’un modèle sportif viable. Cela va fonctionner et entre 2000 et 2011, la Russie va reconstruire son modèle sportif et candidater pour accueillir les plus grands événements sportifs. Elle obtient notamment les JO de Sotchi 2014, la Coupe du monde de football 2018, les championnats du monde de natation de 2015, etc. Entre 2010 et 2020, la Russie a ainsi été le pays accueillant le plus grand nombre de méga-événements sportifs de la planète, ce qui en fait l’une des principales puissances sportives actuelles.

On comprend donc pourquoi le sport est utilisé par la Russie pour promouvoir ses intérêts. Du côté de Vladimir Poutine, il recherche par le biais du sport deux audiences. D’une part, l’audience internationale : l’idée est de montrer la Russie sous un jour positif, grandiose, moderne, ouvert, etc. D’autre part, l’objectif est de toucher son audience nationale, d’augmenter sa notoriété et de diffuser le patriotisme. Et cela porte ses fruits. Aujourd’hui, la population russe pratique énormément de sport. Si en 2000, seulement 20 % de la population russe pratiquait un sport régulièrement, cela représente en 2020 plus de 40 % de la population russe. On le voit, cette politique hygiéniste fonctionne : une bonne partie de la population pratique un sport et s’éloigne de l’alcool et du tabac. D’ailleurs, la dimension hygiéniste renvoie à la période du début des années 1920, sous Lénine, où il y avait déjà cette volonté d’utiliser le sport pour améliorer la santé des travailleurs. Cette dynamique existe toujours et on est face à un modèle sportif hybride, à mi-chemin entre le communisme et le capitalisme. Cependant, l’objectif du pouvoir russe n’est pas uniquement de construire un système sportif viable et d’accueillir les plus grands événements sportifs de la planète, il s’agit aussi de les remporter. Pour ce faire, tous les moyens sont visiblement bons puisque depuis 2014, l’affaire de dopage russe secoue la planète sport et que l’on s’est aperçu que pendant plusieurs années, entre 2009 et 2014, la Russie a favorisé l’existence d’un dopage institutionnalisé à l’échelle du pays. Ce dopage a notamment permis la victoire de la Russie au classement des médailles des Jeux de Sotchi. Toutes ces révélations vont conduire à l’exclusion de la Russie de la scène sportive internationale pour 2 ans à partir décembre 2021. À l’aune des soupçons de dopage qui pèsent sur la Russie aux JO de Pékin 2022, il semblerait que cette affaire ne soit toujours pas terminée…

 
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