ANALYSES

Une fragile transition pour la Libye

Presse
11 novembre 2021
Interview de Brahim Oumansour - La Liberté
Ultime grande réunion avant l’élection présidentielle prévue le 24 décembre: quel est l’enjeu de la conférence de Paris ?

Brahim Oumansour: Cette conférence est cruciale, mais elle survient dans un contexte de regain des tensions intérieures. La division traditionnelle entre l’est et l’ouest du pays ne s’est pas atténuée. Il existe aujourd’hui encore une incertitude sur la tenue même de ces élections (présidentielle en décembre, législatives un mois plus tard, ndlr).

Comment les rapports de force sur le terrain ont-ils évolué ces derniers mois ?

Les divisions sont de plus en plus fortes entre le parlement situé à l’est (Tobrouk) et le gouvernement basé à l’ouest. A preuve, la motion de censure contre le gouvernement provisoire, votée par le parlement en septembre et invalidée par la suite par le Conseil d’Etat. Autre point de discorde: la loi électorale, imposée par le parlement, est considérée comme taillée sur mesure pour l’homme fort de l’est du pays, le maréchal Haftar. Tout cela contribue à la détérioration actuelle de la situation. Un report d’un an des élections a été plusieurs fois demandé.

Quels sont les pays les plus engagés à maintenir les élections coûte que coûte ?

Khalifa Haftar et ses soutiens régionaux, l’Egypte, les Emirats, voire la France, sont en faveur du maintien des élections. Les Etats-Unis ou même Israël (qui a des liens avec le clan Haftar) soutiennent aussi une sortie du confit armé la plus rapide possible. En revanche, le camp du gouvernement basé à Tripoli (ouest du pays) et ses soutiens veulent donner plus de temps aux Libyens pour apaiser les tensions, préparer le terrain pour des élections et éviter un échec du processus démocratique.

A un peu plus d’un mois de la présidentielle, connaît-on les noms de candidats ?

Le dépôt des candidatures a débuté le 7 novembre, mais pour l’heure, c’est un peu le brouillard dans le désert. De nombreuses ambitions existent, y compris au sein du gouvernement dirigé par Abdul Hamid Dbeibah. Or, ce genre de candidatures est considéré par certains opposants comme une trahison des principes mêmes d’un gouvernement intérimaire. Dans le camp opposé, à l’est du pays, le maréchal Haftar est en train de promouvoir ses fils, parallèlement à son éventuelle candidature.

Parmi les puissances qui seront présentes à Paris, lesquelles sont aujourd’hui en position de force sur le dossier libyen ?

Les principaux acteurs sont connus: Turquie, Russie, Etats-Unis, Egypte, etc. Mais l’élément nouveau, c’est qu’un consensus semble à portée de main au sein de l’Union européenne sur le dossier libyen. Rien de très solide encore, mais on est néanmoins très loin des tensions entre Rome et Paris, vécues lors de sommets précédents. Le fait que la conférence de Paris soit codirigée par Paris, Rome et Berlin, devrait ainsi redonner du poids à l’UE dans la négociation.

Pour quelles raisons la Turquie s’est-elle autant engagée en Libye en soutenant le gouvernement intérimaire ?

Il y a d’abord l’enjeu méditerranéen: la Turquie a signé des accords avec la Libye lui donnant accès à une vaste zone d’exploration du sous-sol méditerranéen et de son potentiel énergétique. Ensuite, sur le plan stratégique, la Turquie se projette vers une future alliance militaire avec le prochain gouvernement à Tripoli. Des accords en ce sens ont déjà été passés, avec l’idée éventuelle d’établir une base militaire turque.

Puissance majeure, les Etats-Unis ont eux aussi opéré une volte-face sur le dossier libyen ?

Effectivement, Washington a fait son retour dans l’imbroglio libyen, alors que l’administration Trump s’en était désintéressée. Pour l’instant, les Américains reviennent de façon indirecte, au travers de leurs alliés qui sont situés dans les deux camps antagonistes. C’est un avantage qui lui permet de faire pression à la fois sur la Turquie (pro-gouvernement), mais aussi sur l’Egypte et les Emirats arabes unis (pro-Haftar). Aujourd’hui, Washington peut jouer un rôle modérateur dans la crise libyenne.

Les Américains sont de retour parce qu’ils ne veulent pas laisser la Russie seule en Libye?

Tout à fait. Pour Washington, le Maghreb n’est pas globalement une zone géostratégique déterminante. En revanche, la présence de plus en plus affichée de la Russie en Libye, via notamment la milice privée connue sous le nom de Groupe Wagner, inquiète l’administration Biden. De plus, la Libye représente un poids stratégique incontestable entre la Méditerranée et l’Afrique. Trouver une solution rapide, en Libye, est considéré comme un moyen de contenir la montée de l’influence russe et la menace djihadiste dans la région.

Pourquoi la France, qui a d’abord plutôt soutenu le maréchal Haftar, s’est recentrée sur une position non partisane entre les deux camps?

L’incertitude demeure sur le positionnement exact de Macron. Mais une inflexion du soutien à Khalifa Haftar a bel et bien eu lieu. Cela s’explique d’abord par l’échec de la stratégie du maréchal, qui a tenté vainement de prendre le pouvoir militairement en 2019. Ensuite, depuis le début de cette année, la formation d’un nouveau gouvernement intérimaire a relancé l’espoir d’une sortie pacifique de la crise. Paris a dû revoir sa stratégie, quitte à devoir négocier avec la Turquie ou d’autres partenaires sur le dossier libyen. Ce qui a aussi eu pour effet de permettre à ces différents pays de pouvoir se réconcilier dans le cadre de l’OTAN.

 

Propos recueillis par Pascal Bariswyl pour La Liberté.
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