ANALYSES

Turquie-Russie : partenaires ou adversaires ?

Interview
7 octobre 2021
Le point de vue de Didier Billion


La nature des relations entre la Turquie et la Russie interroge tant elle parait aujourd’hui antinomique. Au niveau de l’OTAN, le positionnement de la Turquie est fortement critiqué et amène plus globalement à réfléchir sur le positionnement de ses membres vis-à-vis des États-Unis dont l’unilatéralisme fait aujourd’hui réfléchir à de nouvelles alliances. Comment analyser les différents repositionnements en matière de défense ? Le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.

La Turquie et la Russie s’opposent sur plusieurs fronts (Syrie et Libye). Pourtant, elles envisagent de coopérer dans la production d’avions de combat et de sous-marins. La Turquie va éventuellement également acheter un deuxième lot du système de défense antiaérien russe S400. Comment analysez-vous cette politique assez paradoxale avec la Russie où Erdogan semble dissocier politique commerciale et interventions extérieures ? Partenaires ou adversaires ?

Au cours des derniers mois, voire des dernières années, Turcs et Russes se sont retrouvés ou ont soutenu, sur des théâtres d’opérations militaires, des forces opposées (Syrie, Libye tout particulièrement). Pour autant, la relation turco-russe est marquée par le double sceau du réalisme et du calcul : les deux pays trouvent à chaque fois terrain d’entente et formes de compromis. Bien entendu, les considérations qui poussent Turcs et Russes à agir dans ce sens sont différentes. Pour Vladimir Poutine, tout ce qui peut fragiliser l’unité de l’OTAN et/ou des forces occidentales est bon à prendre : il joue ainsi des contradictions occidentales avec un certain succès. Pour Erdogan, on constate que lorsqu’il parvient à mettre en œuvre des compromis avec la Russie, c’est tout d’abord par réalisme, au nom de ce qu’il considère comme la défense des intérêts nationaux de la Turquie. En outre, il ne faut pas oublier qu’Erdogan développe fréquemment une rhétorique critique à l’égard des puissances occidentales. Il veut aussi montrer qu’il ne s’interdit pas de négocier et de passer des accords avec les Russes. C’est l’expression du déploiement à 360 degrés de la politique extérieure de la Turquie.

Ensuite, la question de la commande d’un deuxième lot du système de défense antiaérien russe S400 peut interroger, bien qu’à ce stade rien ne soit décidé. Il faut tout d’abord rappeler que depuis le déploiement du premier lot de S400 en Turquie en juillet 2019, ces systèmes n’ont toujours pas été activés. Cela donne l’impression qu’Erdogan utilise ce dossier comme un moyen de pression sur les puissances occidentales, tout notamment les États-Unis, alors que la Turquie est membre de l’OTAN. Lorsque le président Erdogan est interrogé sur cet aspect au caractère paradoxal, il argue que c’est de la responsabilité des États-Unis, ces derniers n’ayant pas voulu lui vendre des systèmes antimissiles Patriot. La question des S400 n’est donc pas un problème commercial, c’est bien politique et stratégique. Si Erdogan avait véritablement voulu négocier avec les Occidentaux, ces derniers auraient accepté, ou tout du moins le processus de négociation aurait été plus nettement engagé.

Dès lors, on peut analyser le lien entre Turquie et Russie en plusieurs points. D’abord, ces deux pays sont partenaires, c’est incontestable. On le voit sur nombre de dossiers à la fois politiques, militaires et économiques pour lesquels les relations sont plutôt fluides. Ensuite, ils ne sont pas adversaires, mais concurrents. Les cas du Caucase et du Haut-Karabakh en sont l’illustration : Russes et Turcs sont dans une position concurrentielle en termes de politiques d’influence. Enfin les deux pays ne sont pas des alliés : un système d’alliances implique des droits et surtout des devoirs contraignants que nul de ces partenaires ne veut endosser.

Il s’agit donc d’un système de partenariat, assez souple, qui dépend des intérêts des deux parties, des conjonctures et du terrain des pays concernés. L’exemple des excellentes relations entre la Turquie et l’Ukraine en est l’illustration. L’Ukraine a ouvert plusieurs dossiers de coopération dans le domaine de l’armement avec la Turquie, cette dernière ne reconnait pas l’annexion de la Crimée par la Russie et affirme le principe de l’intangibilité des frontières. Ankara soutient enfin la perspective d’intégration de l’Ukraine à l’OTAN. Ces éléments nous montrent que même si Erdogan entretient une relation fluide avec Poutine, il n’a pas pour autant les mains liées et n’hésite pas à passer des accords avec les dirigeants ukrainiens, ce qui n’est évidemment pas du goût de Moscou.

Cette coopération avec la Russie va à l’encontre de la politique de l’OTAN dont la Turquie est membre et qui lui a déjà valu des sanctions par les États-Unis par le passé. Quel avenir pour la Turquie au sein de l’alliance et à quel prix ?

Plusieurs questions se posent au préalable. Quelles sont les lignes de force de la politique de l’OTAN ? Les membres de l’OTAN, au même titre que la Turquie, doivent-ils accepter mécaniquement les décisions états-uniennes au sein de l’OTAN ou promouvoir une politique de souveraineté ? Là résident l’ambiguïté et la difficulté. Comment rester membre de l’OTAN tout en maintenant la capacité d’initiatives qui marquent l’indépendance d’un pays ? L’option qui a été choisie par Erdogan ne va pas sans susciter des difficultés. Par exemple, on peut interroger le cas de l’Afghanistan. La décision de l’OTAN de se retirer de ce pays a en réalité été prise par les seuls États-Unis sans qu’il n’y ait la moindre concertation auprès de ses alliés. Et c’est là que réside le problème pour nombre de pays. La Turquie ne veut pas quitter l’OTAN, on peut en être convaincu. L’organisation reste une sorte d’assurance sécurité pour Ankara que nul autre système d’alliances ou aucune autre puissance ne peut lui fournir actuellement. Il n’est donc pas question d’une sortie de l’OTAN et les États-Unis ne cherchent pas non plus à pousser la Turquie en dehors de celle-ci comprenant parfaitement le rôle éminemment géostratégique de ce pays.

Le dernier Sommet de l’OTAN qui s’est tenu à Bruxelles au printemps 2021 en est d’ailleurs l’illustration. Erdogan et Biden se rencontraient pour la première fois et le président turc a proposé à son homologue américain d’assurer la sécurisation de l’aéroport de Kaboul au moment du départ des troupes états-uniennes. Nous étions alors au mois de juin, et nul ne pouvait anticiper ni l’avancée fulgurante des talibans ni la chute de Kaboul le 15 août. Néanmoins, il est important de rappeler cet élément car il exprime parfaitement la position de la Turquie à l’égard de l’OTAN. Inutile de préciser que cette proposition avait alors reçu une attention particulièrement positive de la part de l’administration Biden. Cette dernière avait dès lors commencé des négociations avec la Turquie pour examiner comment les soldats turcs pourraient logistiquement prendre la suite des soldats états-uniens une fois leur départ effectif. Au final, les choses ne se sont pas passées comme prévu, mais cela reste un indicateur de la volonté de la Turquie de ne pas sortir de l’OTAN, tout en jouant ses propres cartes et en défendant ses intérêts nationaux.

Ces analyses nous amènent à une conclusion en deux temps. D’abord, l’OTAN a un problème essentiel, voire même existentiel. Au niveau de son fonctionnement tout d’abord, on doit s’interroger sur le manque de collégialité efficient dans la prise de décision. Plus importante, la seconde question touche à la réalité de l’OTAN aujourd’hui. Créée lors de la guerre froide pour contrer le pacte de Varsovie, cette alliance a-t-elle encore sa place sur l’échiquier international alors que le Pacte de Varsovie n’existe plus depuis près de 30 ans désormais ? C’est bien la question que les Turcs posent objectivement.

La France vient de signer une clause de solidarité avec la Grèce en cas d’agression, implicitement contre la Turquie. Ces trois pays sont pourtant membres de l’OTAN. Est-ce le signe d’un revirement global des alliances géopolitiques alors que l’OTAN a été déclarée en « mort cérébrale » par Emmanuel Macron fin 2019 ? Ces mouvements peuvent-ils amener à la construction d’une Europe de la défense ?

Cette évolution générale des alliances militaires et politiques est désormais une marque du système international qui est beaucoup plus complexe à gérer qu’à l’époque de la guerre froide, où le monde était divisé en deux blocs assez statiques. Aujourd’hui, les partenariats, mais aussi les alliances sont beaucoup plus plastiques. Cela s’explique par le fait qu’il y a désormais nombre de pays, dits émergents, qui ne sont plus disposés à passer sous les fourches caudines des puissances occidentales. Ces pays cherchent à défendre leurs intérêts nationaux en mettant en place de multiples systèmes de partenariats. C’est typiquement le cas de la Turquie. Cela indique également que le monde occidental doit repenser ses systèmes d’alliances, car il n’est plus en situation d’imposer son point de vue au reste du monde. Il s’agit là d’une nouvelle donnée essentielle.

Sur les derniers accords passés entre la France et la Grèce, ils sont en effet objectivement dirigés contre la Turquie. C’est un fait. Il faut toutefois rappeler qu’au sein de l’OTAN, ces rivalités entre la Grèce et la Turquie, toutes deux membres de l’OTAN, ne sont pas nouvelles. À plusieurs reprises, il y a eu des tensions assez fortes, par exemple celles de 1974 au sujet de Chypre, dont l’issue n’est toujours pas réglée, et qui, de facto, a vu cette sorte de bras de fer entre Athènes et Ankara ne jamais cesser. Évidemment, le problème est que la Grèce ressent au quotidien l’asymétrie avec son voisin : 83 millions d’habitants en Turquie contre un peu plus de 10 millions en Grèce. Ainsi, cette dernière cherche à se servir de la protection de l’OTAN, ce que l’on peut parfaitement comprendre, mais aussi à avoir le soutien plus direct de quelques pays, dont la France.

Dans cette configuration se pose alors le problème de la difficulté à mettre en œuvre une politique commune. Stigmatiser la Turquie est une erreur. Il est évident qu’elle n’a pas l’ambition d’envahir la Grèce et il est inutile d’attiser les différends bilatéraux. La France devrait plutôt rechercher des voies d’accords sur les dossiers à résoudre entre la Grèce et la Turquie plutôt que de prendre le parti de l’une ou de l’autre. La France joue ici un jeu contre-productif. Certes, cet accord se fait en échange de ventes d’armes à la Grèce, mais on ne peut pas construire une politique extérieure digne de ce nom uniquement en vendant des armes.

La formule d’Emmanuel Macron présentant l’OTAN comme étant en état de « mort cérébrale » est abrupte. L’OTAN n’est certes pas au meilleur de sa forme, tout simplement parce qu’elle ne peut plus posséder la même efficience qu’au moment de la guerre froide. Mais la formule de « mort cérébrale » ne rend pas compte des subtilités de la situation de cette organisation politico-militaire.

Enfin, il ne me semble pas que les revirements géopolitiques à l’œuvre puissent favoriser la construction d’une Europe de la défense. Ce projet procède un caractère mythifié entretenu par la France. Il ne s’agit certes pas d’une lubie du seul président Macron, ses prédécesseurs l’ambitionnaient également. Pour autant, ce projet ne fait quasiment pas de progrès pour une raison simple : pour constituer une Europe de la défense, encore faudrait-il qu’il y ait une politique extérieure commune. Or, aujourd’hui, l’Union européenne ne le désire pas. Par extension, elle ne désire donc pas une politique européenne de défense. De plus, nombre de pays, au sein même de l’Union européenne, n’ont que faire d’une Europe de la défense, considérant l’OTAN comme leur meilleure garantie de sécurité. Il apparaît donc que dans les court et moyen termes il n’y aura pas d’Europe de la défense. Peut-être y aura-t-il quelques initiatives sur tel ou tel dossier, mais cela ne constituera pas une Europe de la défense au sens le plus strict du terme. Les mots ont un sens…
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