ANALYSES

Crise cubaine, une crise espagnole

Tribune
22 juillet 2021


 

La presse espagnole accorde une place a priori surprenante en ces temps de crise pandémique, et de catastrophes environnementales diverses, aux contestations cubaines du mois de juillet 2021. Plus qu’un accident politique et social international, force est de constater qu’il s’agit aussi, en Espagne, d’un événement national, source de controverses entre opposition de droite et gouvernement de gauche. Le quotidien madrilène, « El Mundo », proche du Parti populaire (droite) et de Vox (extrême droite), a le 18 juillet 2021, jour anniversaire du souvenir franquiste[1], consacré neuf pages, dont sa « une », à la crise cubaine.

La quasi-totalité des observateurs avertis, selon la formule communément utilisée, qualifie la situation cubaine de ces derniers temps, d’exceptionnelle, voire historiquement hors-norme. Les autorités de La Havane ont admis la gravité des événements populaires survenus depuis le 11 juillet 2021. Tout en mettant en cause des réseaux sociaux malveillants, alimentés des États-Unis, mais aussi d’Espagne.

Pourtant personne en Espagne ne se cache, derrière un paravent numérique, pour parler ou écrire sur Cuba. Chacun adoube publiquement les siens. Habillant un ostensible engagement d’arguments idéologiques, partisans et opposés. La droite interpelle le gouvernement, et condamne au nom des libertés universelles, un régime dictatorial. Les gauches rappellent que les États-Unis ont leur part de responsabilité pour non-assistance volontaire à l’égard d’un pays en situation d’urgence sanitaire et alimentaire.

Mais pourquoi le Parti populaire et Vox défendent-ils avec tant d’ardeur les libertés cubaines, effectivement mal respectées ? Bien d’autres situations internationales, de l’Arabie à la Guinée Équatoriale, sans oublier la Biélorussie, la Birmanie, et la Chine, justifieraient un appel à la défense des libertés.

Cette crise révèle une tectonique géopolitique inattendue, propulsant la plaque cubaine, au cœur des polémiques politiques espagnoles. Alimentant des querelles « d’allemand » entre droites d’opposition et gauches de gouvernement. Comment comprendre cette instrumentalisation d’une crise géographiquement lointaine par les droites espagnoles ? Pourquoi avoir ajouté Cuba aux flèches 8à finalité déstabilisatrices lancées sur le gouvernement de Pedro Sanchez (PSOE-Unidas Podemos) depuis 2018 ?

La première réponse est historique et sentimentale. Cuba, avec Guam, les Philippines et Porto Rico, a été la dernière des colonies espagnoles. Perdue il y a finalement peu de temps, en 1898, au terme d’un soulèvement larvé de la population créole, appuyée in fine par l’armée des États-Unis. Cette perte est restée fichée dans la mémoire collective. La geste révolutionnaire castriste de la fin des années 1950 en a rechargé les piles mémorielles.

Le vainqueur, Washington, a certes, dès 1899, imposé sa loi et ses attentes. Mais l’Espagne est restée présente à Cuba, comme Cuba en Espagne. Il y a là sans doute un autre facteur permettant de comprendre cette centralité cubaine dans les bisbilles droite-gauche de ces dernières semaines. Une importante immigration, source de contacts croisés ininterrompus, a perpétué une histoire culturelle partagée. La famille Castro – le père de Fidel et Raoul – est espagnole, originaire de la Galice. Manuel Fraga Iribarne, ancien ministre du général Franco, ultérieurement fondateur du Parti populaire, né en Galice, a passé sa petite enfance à Cuba. Manuel Aznar Zubigaray, grand-père de José Maria Aznar, Premier ministre espagnol de 1996 à 2004, a pendant plusieurs années dirigé deux quotidiens de La Havane[2].

Franco et Castro, qu’idéologie et alliances internationales opposaient, ont joué de cette parenté galicienne, pour construire une relation d’État mutuellement profitable fondée sur le réalisme. « Aucune nation », avait déclaré le « Caudillo », « n’a le droit de s’immiscer dans la vie intérieure des autres [États] »[3]. Fidel Castro lui avait fait écho, sur le même mode : « En dépit de nos différences idéologiques […] le gouvernement espagnol a été ferme et a maintenu ses relations diplomatiques avec Cuba »[4].

La page de la transition démocratique tournée, l’entrée dans la CEE et l’OTAN a libéré la droite espagnole. Cuba lui a permis de rompre avec un héritage franquiste, partagé avec les gauches, l’éloignant des référents conservateurs états-uniens et occidentaux. En 1996, la nouvelle génération du PP, conduite par José Maria Aznar accédant au pouvoir, a évincé du Parti populaire, les derniers éléphants franquistes. Manuel Fraga Iribarne s’est alors barricadé dans la région de Galice, qu’il présidait. Loin de Madrid, il y a accueilli à deux reprises son « compatriote » Fidel Castro.

Mais Cuba était désormais entrée dans le champ de bataille opposant droite et gauche. Au nom des libertés, Cuba, chère à la mémoire espagnole, est naturellement devenue l’un des curseurs des droites, diabolisant les gauches, suspectées de complaisance avec le communisme. Ainsi au gré des alternances électorales, l’Espagne restaure avec la gauche une diplomatie d’État avec La Havane. Alors que le Parti populaire et Vox aujourd’hui ont réactivé la chaudière anti-cubaine inventée en 1996 par José Maria Aznar pour épingler socialistes et progressistes de tout poil.

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[1] Le coup d’État militaire, point de départ de la « guerre d’Espagne » a été donné le 18 juillet 1936

[2] El País et le Diario de la Marina, entre 1922 et 1933

[3] Francisco Franco, Discours devant les députés de la VIIe législature des « Cortes », 3 juin 1961, in Silvia Enrich, Historia diplomática entre España e Iberoamérica », p.129

[4] Même source, p.132
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