ANALYSES

Régionalisme latino-américain : de confusion à dilution

Tribune
1 juin 2021


Alba (Alliance bolivarienne des peuples de notre Amérique, née en 2004) ? Groupe de Lima (fondé en 2017) ? ProSur (Forum pour le Progrès de l’Amérique du Sud, créé en 2019) ? Unasur (Union des nations sud-américaines, constituée en 2008) ? Autant de figures intégrationnistes latino-américaines – parmi d’autres -, hier au sommet de l’affiche, aujourd’hui déprogrammés en mémoire Alzheimer.

L’Amérique latine reste plus que jamais ce qu’elle a toujours été : une entrée de dictionnaire encyclopédique. Entrée incontestée tout autant que discutée. On se bornera ici à rappeler l’existence de définitions concurrentes : Amérique ibérique, Amérique hispanique, hémisphère occidental, Nouveau monde, Abya Yala. Chacune d’ambition géopolitique particulière, a fabriqué un régionalisme aux frontières divergentes. D’autant plus que parfois, ces conceptions continentales en croisent de plus modestes aux horizons sous-régionaux : Amérique caribéenne, Amérique centrale, Amérique andine, Amérique du Sud.

Cette soupe de lettres n’a pas empêché l’invention toujours renouvelée d’ententes collectives. Leur matérialisation, en cohérence avec la diversité des approches, a été historiquement multifacétique. Donnant naissance à des organisations interaméricaines en feuilleté sans cohérence générale. Panaméricaines, avec le Canada et les États-Unis, dans le système OEA (Organisation des États américains) ; Pan-Latino-Américaine avec l’Alba ; Latino-américaine avec la Celac (Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes) ; Nord-américain avec le T-MEC (Traité Mexique-États-Unis-Canada) ; Riverains du Pacifique avec l’Alliance du Pacifique ; Centraméricains avec le SICA (Système d’intégration centraméricain) ; Caribéens avec la Communauté caribéenne et le Forum Caraïbe ; Sud-américains avec l’Unasur, ProSur et le Groupe de Lima ; Sud-américains avec le Mercosur.

Ce bel ensemble à défaut d’efficacité collective signalait la perpétuation d’un vouloir-vivre en commun. Les rivalités nationales ou idéologiques, loin de condamner telle ou telle institution partagée, suscitaient la création de nouvelles organisations, coexistant avec leurs ainées. L’imparfait indique un changement d’époque. Depuis quelques années, en effet, on constate un reflux et un effacement universels. Ils concernent le collectif existant, quelles qu’en soient les limites géographiques, les raisons techniques, les ambitions politiques. Un effet domino fauche sans s’attarder aux caractéristiques des unes et des autres l’ensemble des structures régionales.

L’idéologie et ses va-et-vient électoraux sont sans doute passés par là. L’arrivée au pouvoir d’équipes nationalistes dans les années 2000 a coïncidé avec l’émergence d’un entre-soi régional, faisant concurrence au panaméricanisme encouragé par les États-Unis, et à l’ibéroaméricanisme de l’Espagne. L’Alba, l’Unasur, la Celac sont filles de gouvernements d’inspiration bolivarienne, indigéniste et souverainiste, la Bolivie d’Evo Morales, le Brésil de Lula, le Venezuela d’Hugo Chavez. L’Alliance du Pacifique, ProSur et le Groupe de Lima relèvent de l’imaginaire libéral et conservateur, amené par une vague électorale contraire et ultérieure : au Chili par Sebastián Piñera, en Colombie avec Iván Duque et au Mexique par Enrique Peña Nieto.

Chaque famille idéologique, arrivée au pouvoir, détricote le régionalisme tel que l’entend la branche concurrente. Les libéraux ont en 2018/2019 réduit à peu de choses, l’Alba et l’Unasur. Dès leur basculement politique, en camp libéral, Bolivie et Équateur ont abandonné le navire Alba. L’Argentine, le Chili, l’Équateur, l’Uruguay ont déserté l’Unasur. L’Équateur, pays siège, a récupéré, sans ménagement, les locaux de l’organisation. Aujourd’hui, le regain électoral nationaliste a touché sous la ligne de flottaison, le Groupe de Lima et ProSur, créatures intergouvernementales des adversaires libéraux. Au sein du Groupe de Lima, le Mexique pratique la politique de la chaise vide, depuis l’accession présidentielle en 2019 d’Andrès Manuel Lopez Obrador. L’Argentine d’Alberto Fernandez, s’en est, elle, retirée le 24 mars 2021.

Seules ont réussi à sauver leurs apparences, la Celac, les organisations sous-régionales, andines, caribéennes et du cône sud. Survie languissante, ayant justifié la titraille désabusée d’une revue économique , « Le Mercosur a trente ans, et il n’y a rien à célébrer ». Les complémentarités économiques de voisinage ont perdu leur bien fondé. Les libéraux aux affaires dans plusieurs pays, sensibles aux sirènes des grandes puissances, Chine, États-Unis et divers Européens, demandent à l’instar du président « oriental », l’Urugayen Lacalle Pou, une flexibilisation des préférences commerciales. Mais, paradoxe ? Les nationalistes, sans le dire se sont accommodés hier, d’Argentine au Brésil, et encore aujourd’hui de l’Argentine au Venezuela en passant par le Mexique, des contraintes de l’économie monde.

Les ententes idéologisées ont perdu de leur pertinence, qu’il s’agisse, à gauche de l’Alba et à droite du Groupe de Lima et de ProSur. Leur perpétuation est sans doute, à terme, compromise. La Celac, œcuménique idéologiquement, a obtenu un sursis. Sans plus. Le Mexique, président tournant pour 2020, s’est vu confier de façon révélatrice un mandat supplémentaire d’une année en 2021. Le régionalisme latino-américain sans clarté survit en privilégiant l’économie de marché et les arrangements avec les économies dominantes. La CAF, banque de développement d’Amérique latine, se concentre sur les investissements infrastructurels. L’Espagne et le Portugal, États membres extracontinentaux, sont les garants implicites de son ouverture au monde. Les arrangements sont la dominante du moment. En bilatéral avec la Chine. En pactisant avec les États-Unis, comme l’a fait le Mexique avec le T-MEC. En associant les « riches » de ce monde, observateurs au sein de l’Alliance du Pacifique. En acceptant le 12 septembre 2020, l’accession inédite d’un Étatsunien à la tête de la BID (Banque interaméricaine de développement). En intégrant l’OCDE, cercle symbolique du « premier monde », comme l’a fait le Costa-Rica, le 26 mai 2021, après le Mexique (en 1994), le Chili (en 2010), la Colombie (en 2020). Et demain l’Argentine, le Brésil et le Pérou, qui sont encore en liste d’attente.
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