ANALYSES

Biden et l’Arabie saoudite : une nouvelle ère s’ouvre

Tribune
2 mars 2021


En publiant le rapport, déclassifié de la CIA, sur l’assassinat de Jamal Khashoggi à Istanbul, le 2 octobre 2018, les États-Unis envoient un signal fort aux Saoudiens, aux monarchies du Golfe et même à Israël : la politique américaine ne sera dictée par personne d’autre que les Américains eux-mêmes.

Le 26 février a été publié le rapport de la CIA sur l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi. Ce rapport qui n’apporte aucune conclusion nouvelle ou preuve irréfutable conclut néanmoins que cet acte n’aurait pu avoir lieu sans l’approbation du Prince Héritier d’Arabie saoudite qui contrôle l’ensemble de l’appareil de sécurité et que les exécutants faisaient partie de sa garde rapprochée. Le rapport n’apporte pas la preuve, non plus, que Mohammed Ben Salman soit le commanditaire direct de l’assassinat ni que la mission dépêchée à Istanbul visait implicitement à l’élimination de Khashoggi. La présence d’un médecin légiste dans l’équipe chargée de l’opération d’Istanbul laisse cependant penser qu’il s’agissait bien d’une exécution préméditée.

La publication du rapport a été précédée la veille d’un entretien téléphonique entre Joe Biden et le roi Salman. Entretien au cours duquel le Président des États-Unis a réaffirmé l’engagement de son pays à la sécurité du royaume et au maintien de relations solides avec Riyad. Biden a également souligné qu’une page était tournée et que désormais la question des droits de l’Homme serait prise en compte. Le Président américain aurait dit au monarque saoudien : « the rules are changing ». Anthony Blinken, le Secrétaire d’État, s’était entretenu auparavant avec son homologue le Prince Faysal Ben Farhan en lui tenant un discours similaire. Dans une déclaration à la presse, Blinken a clairement fait savoir que « les États-Unis ne toléreraient plus aucune intimidation ou atteinte contre les dissidents saoudiens que ce soit en Arabie saoudite ou à l’étranger ».

Sans surprise, la publication du rapport américain a été accueillie avec indignation à Riyad. Le ministère des Affaires étrangères a publié un communiqué dans lequel il rejetait les conclusions du rapport de la CIA. Tout en regrettant ce crime abominable, il faisait valoir que les auteurs avaient été jugés par la justice saoudienne et que l’affaire était close par l’acceptation du verdict par la famille de la victime qui s’en était déclarée (librement ?) satisfaite.

Les voisins et alliés du Golfe ont tenu à apporter leur soutien à la monarchie saoudienne. Bahreïn, Koweït, les Émirats arabes unis, Oman et le Pakistan, ainsi que l’Organisation de la coopération islamique (OCI), le Conseil de coopération du Golfe (GCC) et la Ligue arabe ont manifesté leur appui à Riyad. L’Émir du Qatar qui avait été reçu avec beaucoup d’égards par le prince Mohammed Ben Salman en janvier dernier, lors du sommet du GCC, s’est entretenu au téléphone avec le Prince héritier saoudien pour lui exprimer sa solidarité.

Si la publication du rapport n’apporte rien de nouveau en soi, elle ternit considérablement l’image de Mohammed Ben Salman qui se veut un Prince réformateur et visionnaire. Le Prince héritier a fait une apparition publique samedi 27 février pour la course de Formule E qui s’est tenue à Dariya, le berceau de la dynastie des Al Saoud.

Il est peu probable que le prince héritier soit directement visé par les sanctions américaines annoncées. Celles-ci viseront directement l’ensemble des dix-sept personnes identifiées et désignées comme la « Tiger Team » ayant pris part à l’opération. Les sanctions américaines consisteront dans le gel de leurs avoirs aux États-Unis. Soixante-seize autres personnes pourraient subir des restrictions de visa et se voir refuser l’entrée aux États-Unis.

Les États-Unis savent cependant que leur marge est étroite. Ils savent également qu’ils ne peuvent pas mécontenter durablement et profondément la plus grande puissance régionale qui dispose d’une réelle influence sur ses alliés.

En agissant ainsi, Washington a sans doute voulu apurer une situation toxique qui s’était instaurée à l’époque de Trump. L’administration Biden envoie également un signal fort à Israël en faisant savoir que sa politique dans la région ne sera dictée par aucun autre impératif que celui des intérêts américains. Le rapprochement de Jérusalem avec les monarchies du Golfe qui s’était opéré vers la fin du mandat de Trump était dicté par l’aversion commune envers l’Iran.

Contrairement à ses prédécesseurs, Joe Biden ne s’est entretenu avec Benjamin Netanyahou que le 16 février. Soit plus de trois semaines après son investiture ce qui avait soulevé des interrogations en Israël.

D’autre part, l’administration Biden, tout en restant ouverte à la reprise des négociations avec Téhéran, n’a pas hésité à frapper des objectifs iraniens à l’est de la Syrie en réponse aux attaques dirigées contre sa présence en Irak.

En agissant ainsi, Joe Biden qui n’a pas une grande sympathie pour l’Arabie saoudite a pris un risque. Il s’est néanmoins attaché à rassurer ses « alliés » du Golfe de la poursuite de la coopération et de leur sécurité.

Il y a fort à parier que la relation entre les deux pays en sera profondément affectée même si les deux parties feront tout pour préserver les apparences. Les Saoudiens n’accepteront pas facilement d’avoir perdu la face de façon si ostensible (ce qui dans le monde arabe est un affront irréparable), mais les relations solides, dictées par des intérêts communs, perdureront sous une forme ou sous une autre. Il est peu probable, toutefois, que Mohammed Ben Salman soit reçu à la Maison-Blanche dans un avenir proche.
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