ANALYSES

Vaccin Spoutnik V : « Une revanche pour la Russie »

Presse
5 février 2021
Interview de Arnaud Dubien - L'Express
Selon une étude publiée dans la revue scientifique The Lancet, le vaccin russe Spoutnik V est efficace à 91,6%. Cette reconnaissance tardive ne doit pas déplaire à Moscou…

Il y a effectivement une forme de revanche pour la Russie, parce qu’il y avait eu beaucoup de scepticisme voire d’ironie vis-à-vis du vaccin russe lorsque ce dernier a été annoncé à l’été dernier. Le fait que la Russie ait été en mesure d’élaborer un vaccin efficace – deux autres vaccins sont en cours de développement -, bat en brèche l’image d’un pays qui serait uniquement un vendeur de gaz et un producteur d’armes. C’est un acquis majeur en matière de crédibilité scientifique.

Cette reconnaissance de l’efficacité de son vaccin est un motif de grande satisfaction pour Moscou. Cela va être utilisé en interne pour montrer que la Russie continue de se développer. En dehors de ses frontières, Moscou, par l’intermédiaire du fonds russe d’investissement direct, a lancé depuis plusieurs mois, des coopérations en vue de coproduire ce vaccin avec différents pays.

Peut-on parler d’une victoire pour Vladimir Poutine sur le plan géopolitique ?

Cette réalisation est un nouvel outil dans la palette diplomatique du pays. Et c’est important en termes de rayonnement international. Le nom même de ce vaccin, « Spoutnik », renvoie au premier satellite russe envoyé sur orbite. L’une des conséquences de cet événement, sera une inflexion des perceptions de la Russie à l’étranger. Même s’il faut nuancer en rappelant qu’il y a d’autres éléments nettement moins positifs dans la balance, notamment ces jours-ci avec l’emprisonnement de l’opposant Alexeï Navalny.

Cela va donc servir le « soft-power » russe…

À mon sens ce sera le cas, et ce vaccin va permettre à la Russie d’élargir la géographie de ses intérêts. Au-delà de proposer des coopérations à des pays traditionnellement proches, Moscou peut en profiter pour se rapprocher d’États qui ne font traditionnellement pas partie de sa sphère d’influence, mais qui seront prêts à jouer la carte russe dans un contexte sanitaire inquiétant. Ainsi, des partenariats ont par exemple été noués en Amérique Latine, comme au Mexique, ou en Argentine, où la Russie livre des doses et propose des coproductions, mais aussi en Corée du sud et en Arabie saoudite.

En Europe, on peut observer un changement très rapide de tonalité autour du vaccin russe, dans un contexte où les autres vaccins accusent des retards de livraison. Un éventuel partenariat avec l’Union européenne dans les semaines et mois qui viennent serait très important pour Moscou.

Justement, dans le contexte de tensions entre l’Union européenne et la Russie autour de l’affaire Navalny, quel impact peut avoir le vaccin Spoutnik V ?

Cela pourrait permettre de diluer un peu les tensions. Ce dossier Navalny est extrêmement sensible des deux côtés, et va parasiter les relations dans les prochains mois. Mais l’agenda diplomatique va s’enrichir d’un dossier positif, ce qui n’est pas si fréquent lorsqu’on parle des relations russo-européennes. De manière plus globale, on dit souvent que la Russie est incontournable dans les relations internationales, parce qu’elle a un pouvoir de nuisance. Avec ce vaccin, elle ne sera plus seulement dans ce rôle.

La Russie a-t-elle des capacités de production suffisantes pour exporter son vaccin à grande échelle ?

La question de la capacité de production de la Russie est importante, mais aujourd’hui, on ne la connaît pas avec précision. De fait, on voit monter en Russie des interrogations, voire des critiques, à l’égard du gouvernement, qui serait prêt à exporter des doses alors que la Russie en a besoin en interne. Or il est clair que le pouvoir russe ne peut pas se permettre de donner l’impression qu’il privilégie l’étranger à sa propre population.

Mais en réalité, il faut faire une distinction entre ce qui va être exporté et ce qui va être coproduit à l’étranger. La position actuelle de Moscou est plutôt de garder les vaccins produits en Russie, pour la population russe, mais de signer des accords de coproduction avec un certain nombre de pays, afin qu’ils disposent du vaccin russe coproduit sur leur sol. Des discussions ont par exemple déjà été engagées avec un laboratoire allemand, en vue d’une éventuelle production du vaccin Spoutnik V en Europe. C’est très clairement ce type de partenariat que la Russie veut multiplier sur l’ensemble des continents.

En termes d’efficacité, le vaccin russe est largement supérieur au vaccin chinois. Cela peut-il contribuer à réduire l’asymétrie croissante entre les deux pays ?

Il y a effectivement une rivalité implicite russo-chinoise, même si le partenariat stratégique entre les deux pays reste primordial pour Moscou. Il y a des secteurs où la Russie conserve une certaine avance, notamment dans le nucléaire civil, l’aéronautique, et spatial. Mais la Chine avance très rapidement dans ces domaines. Sur le plan médical, il est plus difficile d’évaluer le rapport de force, mais ce qui est sûr, c’est la Russie a surpris en parvenant à produire rapidement un vaccin efficace.

De fait, une concurrence s’installe entre la Russie et la Chine dans certaines régions du monde, en particulier dans les pays en voie de développement. Il sera intéressant de voir si certains pays, notamment en Afrique, qui se sont tournés vers le vaccin chinois au départ, ne vont pas finalement opter pour l’option russe. Cela constituerait en tout cas une victoire importante pour Moscou.
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