ANALYSES

Russie : Vladimir Poutine doit-il craindre Alexeï Navalny ?

Interview
2 février 2021
Le point de vue de Arnaud Dubien


Dès son retour sur le sol russe, l’opposant politique russe, Alexeï Navalny, a été arrêté par les forces de police provoquant une indignation en Europe et une vague de contestation en Russie. Vladimir Poutine doit-il craindre cet opposant et ses soutiens à quelques mois des élections législatives ? Le point sur la situation avec Arnaud Dubien, chercheur associé à l’IRIS et directeur de l’Observatoire franco-russe à Moscou.

La Russie vient de connaître son deuxième week-end de manifestations à l’appel de l’opposant Navalny. Comment les interpréter, ainsi que la répression exercée sur celles-ci par le pouvoir russe ?

Plusieurs dizaines de milliers de personnes sont de nouveau descendues dans les rues de nombreuses villes du pays, alors que les manifestations de soutien à Alexeï Navalny étaient – comme le 23 janvier dernier – interdites par les autorités. La mobilisation a, dans l’ensemble, été plus limitée mais elle reste toutefois significative compte tenu des risques encourus. Le cortège moscovite, qui a joué au chat et à la souris avec les forces de l’ordre, était apparemment moins nombreux ; à l’inverse, on a observé des foules plus compactes dans certaines capitales régionales comme Irkoutsk et Novossibirsk, où l’opposition – notamment communiste – est bien implantée. Un peu plus de 5 000 interpellations ont eu lieu, ce qui montre que le pouvoir entend maintenir une pression maximale sur les partisans d’Alexeï Navalny.

Le plus probable est que les échéances judiciaires de cette semaine les galvanisent, mais – pour l’instant en tout cas – ils ne « mordent » pas au-delà de leur auditoire traditionnel. Le pouvoir mise quant à lui sur l’étiolement du mouvement de contestation et aura beau jeu de pointer les appels de proches de Navalny en vue de nouvelles sanctions occidentales, confirmation aux yeux du Kremlin qu’ils agissent comme des « agents de l’étranger ».

Quelles sont les conséquences de ces évènements pour les relations diplomatiques de la Russie, notamment avec l’Europe ?

Rappelons que l’affaire Navalny a déjà donné lieu en octobre dernier à des sanctions de l’Union européenne, qui visaient certaines personnalités russes dont Sergueï Kirienko, le n°2 de l’administration présidentielle, qui fut le Premier ministre de Boris Eltsine en 1998 et une figure emblématique – aux côtés de Boris Nemtsov – de la mouvance libérale à Moscou au début des années 2000.

Sans surprise, les Polonais et les Baltes ont appelé – dès l’arrestation de Navalny le dimanche 17 janvier – à de nouvelles mesures punitives. Paris et Allemagne ne semblent pas pressées d’aller plus loin et ont demandé à Josep Borrell, le Haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, de se rendre à Moscou en fin de semaine. Ceci dit, comme il est très improbable que la position du Kremlin évolue dans le dossier Navalny et que les « amicales pressions » américaines vont aller croissant, de nouvelles décisions sont possibles. Berlin devrait toutefois veiller à ce que la sphère économique ne soit pas visée. Quant à la France, elle a appelé aujourd’hui à la suspension du gazoduc Nord Stream 2, une déclaration qui ne l’engage à rien – bien qu’elle mette en difficulté Engie – et qui participe d’une forme « d’en même temps » macronien : dénoncer – comme le président de la République l’avait fait lors de son discours aux ambassadeurs en août 2019 – un « État profond » hostile à sa nouvelle politique russe tout en le maintenant aux postes de commande au Quai d’Orsay, à la Défense voire à l’Élysée et en lui lâchant la bride. Le « reset » franco-russe a donc du plomb dans l’aile, ce qui ne surprendra guère à Moscou, où l’on n’a guère prêté de crédit aux élans gaullo-mitterrandiens d’Emmanuel Macron et où prévaut l’analyse d’une France en perte de vitesse sur le plan stratégique et prompte à s’aligner sur les positions de l’administration Biden.

Vladimir Poutine doit-il craindre Alexeï Nalvany pour son pouvoir alors qu’en 2021 vont se tenir des élections législatives en Russie ?

L’un des paradoxes de la situation actuelle est que Navalny ne constitue pas une menace réelle et immédiate pour Vladimir Poutine. Si l’opposant a incontestablement pris une autre envergure depuis l’été dernier, il ne peut – à ce stade en tout cas – prétendre rassembler une majorité de Russes et incarner une alternative crédible à Vladimir Poutine. Le Centre Levada avait ainsi relevé au cours de l’automne dernier que seuls 20 % des sondés approuvaient l’action de l’opposant, 50 % la désapprouvant. Une autre enquête réalisée en novembre 2020 par le même centre montrait que seuls 2 % des Russes se disaient prêts à voter pour Alexeï Navalny à une présidentielle.

Si le pouvoir n’est pas menacé à court terme, il n’a plus les coudées franches et doit s’adapter à un acteur qui ne le craint pas et qui n’accepte pas les règles du jeu en place depuis une quinzaine d’années. Il est en outre sur la défensive sur le plan informationnel. Le Kremlin n’a en effet aucune prise sur le feuilleton des révélations publiées sur les réseaux sociaux, qu’il est réduit à commenter au risque de légitimer Alexeï Navalny. Empêtré dans ses mensonges – auquel il semble parfois croire –, manquant de la souplesse et de l’imagination dont il était capable entre 2000 et 2008, le pouvoir russe recueille les fruits d’un problème qu’il a, dans une large mesure, suscité lui-même. En vidant les institutions de leur substance et en étouffant toute opposition démocratique raisonnable (d’ailleurs parfaitement minoritaire dans le pays), il a créé les conditions d’une contestation « hors système », moins maîtrisable et donc potentiellement plus dangereuse à l’orée d’un cycle politique crucial et d’un processus de transition que la réforme constitutionnelle n’a pas clos.
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