ANALYSES

États-Unis 2020 : système politique sous tension, élections à risque et démocratie en danger

Tribune
29 septembre 2020
 


Le décès de la juge à la Cour suprême des États-Unis, Ruth Bader Ginsburg, le vendredi 18 septembre 2020, a ouvert une bataille politique et constitutionnelle aux effets potentiellement destructeurs pour la démocratie américaine. Dans un climat de polarisation politique extrême, et sur fond d’élections présidentielles et sénatoriales dans à peine plus d’un mois, le président et le Sénat américains s’apprêtent à ouvrir la procédure de nomination d’un nouveau juge à la Cour suprême, en remplacement du juge Ginsburg. Si, d’un point de vue constitutionnel, rien n’empêche le président de nommer un juge fédéral et le Sénat de l’approuver, sur le plan politique, cette manœuvre du parti républicain porte un coup sévère à la notion d’intégrité en politique et élève le mensonge à un statut rarement atteint. Les précédents sont pourtant nombreux, de la présidence Nixon aux mensonges sur l’existence d’armes de destruction massive en Irak ; toutefois, en l’espèce, le cynisme et l’absence de vergogne sont élevés au rang de vertu politique. Avec une absence de morale qui n’a d’égal que la rapidité avec laquelle les sénateurs républicains ont renié leurs paroles et leur engagement passés, les élus du Grand Old Party (GOP) s’apprêtent à fouler aux pieds une règle non constitutionnelle qu’ils ont eux-mêmes créée et utilisée en 2016 ; dans les deux cas, il s’agit de satisfaire les intérêts idéologiques conservateurs au détriment de l’autre grande force politique du pays, le parti démocrate.

Histoire d’une controverse politico-constitutionnelle

En février 2016, soit plus de huit mois avant l’échéance présidentielle, le décès du juge à la Cour suprême Antonin Scalia donnait à Barack Obama l’opportunité de nommer un nouveau juge à la Cour suprême (le troisième de sa mandature). Toutefois, après avoir proposé la nomination de Merrick Garland, juge fédéral à la Cour d’appel du district de Washington DC., le président américain s’est vu opposer par le leader de la majorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell, un refus d’ouvrir la procédure de nomination d’un nouveau juge à la Cour suprême pour cause d’année électorale. L’argument utilisé par le leader républicain, qui contrôle l’agenda du Sénat, reposait sur le fait que le peuple américain devait avoir son mot à dire et que l’élection présidentielle de novembre 2016 leur donnerait l’opportunité d’exprimer leur choix. En somme, laisser au nouveau président élu la responsabilité de choisir le nom du nouveau membre à la Cour suprême des États-Unis, la plus haute juridiction du pays, compétente pour traiter, entre autres choses, de tout ce qui a trait aux libertés publiques et aux droits individuels, ainsi que les litiges électoraux.

Quatre ans plus tard, alors que les bulletins de vote pour l’élection du 3 novembre 2020 ont déjà commencé à être envoyés ou déposés dans les États acceptant le vote par correspondance ou les votes anticipés, le même leader de la majorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell et nombre de républicains qui siégeait déjà en 2016, ont déclaré, sans même connaître le nom du nominé, qu’ils entameraient la procédure de confirmation du remplaçant de la juge Ginsburg immédiatement une fois son nom connu, et que le vote aurait lieu avant ou même après les élections présidentielles et sénatoriales, sans égard pour le résultat – le Sénat américain reste en session jusqu’à son renouvellement officiel, qui interviendra le 3 janvier 2021.

Les déclarations officielles de sénateurs et d’élus républicains justifiant le choix de ne pas entamer la procédure de confirmation et les auditions qui l’accompagne quatre ans plus tôt sont nombreuses et publiques, tout comme celles de ceux ayant poussé la duplicité jusqu’à indiquer qu’à l’avenir on pourrait leur opposer leur propre déclaration de 2016 si le cas se reproduisait, à l’image du sénateur de Caroline du Sud, Lindsey Graham[1]. Pourtant, ceux-là même s’apprêtent à bafouer leur propre principe, discréditant toute parole politique pour un gain idéologique et partisan à la Cour suprême, qu’ils espèrent également faire fructifier dans les urnes le 3 novembre, en donnant à leur base la satisfaction d’avoir nommé un nouveau juge conservateur.

Polarisation politique

Outre les calculs politiques de Mitch McConnell, qui n’a jamais caché son ambition de transformer l’organe judiciaire fédéral en outil de défense et de promotion des valeurs conservatrices, et du parti républicain, cette action défiant toute morale politique est rendue possible par l’extrême polarisation politique dans laquelle se trouve le pays. Dans un environnement déterminé par les injustices sociales et raciales, la figure du fossé, pour représenter ce qui sépare aujourd’hui le camp conservateur et républicain du camp progressiste (« liberals » aux États-Unis) et démocrate, n’est plus suffisante. On a affaire, ici, à des groupes sociaux en état d’affrontement permanent, s’accordant sur très peu, voire ne partageant aucun terrain d’entente et aucune réalité commune ; des groupes évoluant dans deux mondes, en somme, que tout oppose et que rien ne semble pouvoir réunir. Toute idée de compromis semble avoir disparu de la grammaire politique américaine, au profit de pratiques politiques confrontationnelle où la disqualification de l’autre groupe est en jeu.

Dès lors que l’adversaire politique s’est mué en ennemi et qu’il n’y a plus de terrain commun de discussion pour atteindre des compromis, dès lors que les réalités qui fondent les croyances et les opinions politiques des deux principaux partis se trouvent totalement disjointes et que le socle de règles et d’usages politiques communs a disparu, tout devient permis au nom de l’imposition de son propre système de valeurs, le reniement de la parole passée autant que son déni.

Si cette polarisation politique a longtemps concerné les individus les plus engagés politiquement, structurés autour des deux pôles idéologiques que sont le conservatisme et le libéralisme, elle s’est peu à peu répandue dans de larges franges de la société américaine, au premier rang desquels les élus, les professionnels et les militants actifs des deux principaux partis politiques, au point que l’identification à un parti ou à un courant idéologique se traduit souvent dans la vie de tous les jours par l’absence de tout lien, même de simple connaissance, avec des personnes de l’autre bord et une forte antipathie réciproque.

Donald Trump n’a pas créé cette polarisation politique ; en revanche, la polarisation politique à l’œuvre aux États-Unis a créé Donald Trump président. En retour, son action n’a fait que renforcer cette tendance, tout en affaiblissant les règles démocratiques et constitutionnelles du pays par effet de déstabilisation des lieux et pratiques de pouvoir légitime.

Délégitimation politique

Ce processus de délégitimation du système politique et constitutionnel américain est au cœur de l’action et des discours de Donald Trump. De l’annonce de sa candidature à la présidence des États-Unis, en juin 2015, à sa pratique du pouvoir une fois élu, il n’a cessé de tenter de déstabiliser le système en en appelant, bien souvent, au plus bas instinct de la population américaine, ou à tout le moins de ses propres supporters. L’un des effets les plus notoires de son entreprise aura été de façonner le parti républicain à son image et à ses pratiques.

Ce qui se joue, aujourd’hui, avec la nomination expresse d’un nouveau juge à la Cour suprême des États-Unis à un mois d’élections présidentielles et sénatoriales, c’est la poursuite de l’entreprise de délégitimation, par Donald Trump, des institutions, des pratiques constitutionnelles et des règles et usages politiques qui faisaient fonctionner l’expérience démocratique américaine. La transgression revendiquée des règles politiques et constitutionnelles établies s’est traduite par une délégitimation des lieux traditionnels d’exercice du pouvoir et par une radicalisation des formes d’actions politiques, qui ont récemment pris des tournures violentes. Plus le chaos s’installe, plus il crée les conditions justifiant que l’on s’affranchisse des règles.

De même, en reniant leur propre principe, les sénateurs républicains n’en finissent plus de se discréditer, de discréditer toute parole politique, de discréditer l’institution qu’ils représentent, de discréditer leur parti et, finalement, de délégitimer la Cour suprême elle-même, sans que ceci n’ait, semble-t-il, d’incidence sur leur base électorale – ce qui, au passage, en dit long et sur la polarisation politique du pays et sur l’état de délitement moral et intellectuel d’une partie de la population américaine. Durant la présidence Trump, le respect de la règle de droit a été attaqué et des règles et pratiques politiques, explicites et tacites, partagées de longue date ont été travesties, ouvrant la voie à une vie politique vidée de tout sens de l’intégrité, où tout est permis, surtout l’impensable.

En laissant à penser, comme il le fait depuis plusieurs mois, qu’il pourrait ne pas reconnaître le résultat de l’élection du 3 novembre – entendre là, s’il perd –, car elle aurait été truquée par le parti démocrate, après avoir tout fait pour la faire dérailler et rendre le climat social et politique toxique, le président s’attaque désormais à délégitimer l’un des principaux piliers de la démocratie américaine, son système d’élection libre et juste[2]. En délégitimant de manière préventive le résultat de l’élection présidentielle – rappelons, s’il perd –, il plonge encore un peu plus le pays dans l’incertitude et dans un climat de préguerre civile.

En ouvrant la procédure de nomination d’un nouveau juge à la Cour suprême, le président, les sénateurs et le parti républicains ont repoussé les limites de ce qui était imaginable en politique. Par leur action et leur comportement récents, ils ont rendu l’invraisemblable possible et ont ainsi ouvert la voie aux spéculations les plus folles quant à ce qui pourrait se passer le 3 novembre au soir, et les jours suivants, si Donald Trump ne remportait pas l’élection présidentielle. Cette dramatisation pourrait sembler excessive si l’on ne constatait pas, jour après jour, au niveau fédéral comme au niveau de certains États, les manœuvres de campagne du parti républicain pour perturber et disqualifier le déroulement de l’élection présidentielle[3] et créer ainsi les conditions d’une possible contestation des résultats électoraux.

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Robert Chaouad est également enseignant à la City University de New York (CUNY)

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[1] Lindsey Graham en 2016 : « I want you to use my words against me. If there’s a Republican president in 2016 and a vacancy occurs in the last year of the first term, you can say Lindsey Graham said, ‘Let’s let the next president, whoever it might be, make that nomination.’ And you could use my words against me and you’d be absolutely right. »

[2] Nous ne discuterons pas, ici, la réalité du caractère libre et juste du système électoral américain, où l’argent occupe une place centrale (encore plus depuis la décision de la Cour suprême Citizen United v F.E.C. en 2010) et les entraves au droit de vote de nombreuses personnes sont permanentes.

[3] Voir les exemples donnés par John Cassidy dans The New Yorker (article en ligne), « Donald Trump is attacking American democracy at its core », 23 septembre 2020 :  ; et par CNN (article en ligne), « How Republicans in key states are preparing to run out the clock on the election », 24 septembre 2020.
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