ANALYSES

Que révèlent les tensions franco-turques en Libye ?

Interview
19 juin 2020
Le point de vue de Didier Billion


Le conflit libyen met en lumière les fragilités d’organisations internationales comme l’OTAN et l’ONU qui ne semblent avoir de prises sur les évènements, tandis que la récente altercation entre des navires français et turcs en Méditerranée fait surgir à nouveau les tensions entre Ankara et Paris, opposées sur la résolution de cette guerre et dont les intérêts divergent. Le point de vue sur la situation par Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.

La Turquie et la France ont frôlé l’incident militaire le 17 juin dernier, lorsqu’un navire français, en mission pour l’OTAN, cherchait à identifier un navire turc, soupçonné de transporter des armes à destination de la Libye. Que révèle cet évènement des relations entre Ankara et Paris, et plus largement d’Ankara et de l’OTAN ?

La relation bilatérale entre la France et la Turquie est aujourd’hui très dégradée en raison de l’accumulation de contentieux sur de multiples dossiers. Ce n’est pas la première fois de leur histoire que de fortes tensions existent entre les deux pays, mais nous sommes aujourd’hui indéniablement dans un moment difficile. Au nombre des dissensions existantes, on peut en souligner certaines particulièrement emblématiques.

Divergences affirmées, par exemple, à propos des interventions militaires turques, dans le Nord de la Syrie, contre des positions tenues par les combattants kurdes du Parti de l’union démocratique et membres des Forces démocratiques syriennes (FDS). Le mécontentement turc fut notoirement vif quand, à plusieurs reprises, le président Macron reçut personnellement des dirigeants des FDS. En effet, pour la Turquie, les FDS sont inféodés au PYD, lui-même considéré comme la branche syrienne du PKK, qualifié de terroriste par Ankara.

Sur les mêmes sujets, on se souvient qu’Emmanuel Macron avait considéré que l’OTAN, incapable d’empêcher la Turquie de multiplier ses interventions militaires en Syrie, était en état de mort cérébrale, ce qui lui avait valu quelques semaines plus tard une réponse cinglante de Recep Tayyip Erdoğan, considérant que c’était Macron lui-même qui se trouvait en situation de mort cérébrale.

On sait par ailleurs que le président français considère impossible d’envisager la perspective d’intégration de la Turquie à l’Union européenne, qualifiant la politique du président turc de « projet panislamique régulièrement présenté comme antieuropéen », lors de son discours aux ambassadeurs, le 27 août 2018.

Il serait loisible de multiplier ainsi les motifs de divergence, mais on peut constater à partir de ces rappels que les dossiers sont multiples à propos desquels une inquiétante mésentente règne.

Quant aux relations entre Ankara et l’OTAN, elles sont d’une tout autre nature. L’organisation transatlantique considère que la Turquie reste un membre important et ne tient pas à se brouiller avec elle. On se souvient, par exemple, qu’au moment du déploiement des S-400 russes en Turquie en juillet 2019, le secrétaire général de l’OTAN n’hésita pas à prononcer un véritable plaidoyer en faveur d’Ankara lors de l’ouverture du Aspen Security Forum, organisé dans le Colorado le 17 juillet 2019 : « Le rôle de la Turquie dans l’OTAN est beaucoup plus large que les F-35 ou les S-400 »[1], asséna-t-il clairement. La Turquie pour sa part ne cherche pas à rompre les ponts avec l’OTAN, cette dernière constituant pour elle une assurance sécurité irremplaçable à ce stade.

Quels sont les intérêts de la Turquie de soutenir le Gouvernement d’union nationale (GNA), alors que l’ONU et l’OTAN interdisent d’intervenir en Libye ? 

Avant de parler d’intérêts rappelons que le GNA de Fayez el-Sarraj est le gouvernement reconnu par l’ONU et, sur ce point précis, la Turquie se situe dans la légalité internationale. La France, a contrario, en marquant son empathie et sa proximité avec le maréchal rebelle, Khalifa Haftar, se place dans une logique différente, ce qui, au passage, n’est pas sans poser question pour un membre permanent du Conseil de sécurité.

Les raisons de l’intervention turque nous renvoient aux recompositions géopolitiques régionales. Il s’agit notamment de la question de l’exploration des gisements d’hydrocarbures offshore en Méditerranée orientale. Pour contrer le partenariat entre Chypriotes grecs, Grecs, Israéliens et Égyptiens, la Turquie a signé avec le gouvernement libyen de Fayez el-Sarraj un accord de délimitation des eaux territoriales et zones exclusives maritimes en novembre 2019. La contrepartie de cet accord résidait dans le soutien militaire d’Ankara, rendu possible par un vote du Parlement turc au début du mois de janvier 2020. C’est à partir de ce moment qu’il y eut déploiement de militaires turcs en Libye. Surtout des techniciens spécialistes du contrôle de l’espace aérien et des drones. Leur action a été déterminante ces dernières semaines et explique en bonne partie les succès des troupes soutenant le gouvernement el-Sarraj et concomitamment les revers du maréchal Haftar. Il ne faut pas par ailleurs omettre de souligner l’envoi de mercenaires syriens inféodés à la Turquie sur le théâtre d’opérations libyen, ce qui pose un sérieux problème du point de vue du droit international.

Il est aussi nécessaire de souligner que les partenariats qui se sont liés dans les soutiens aux forces présentes en Libye sont aussi l’expression des recompositions politiques régionales. Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Égypte et Russie soutenant le maréchal Haftar, même si ces deux derniers pays sont visiblement en train de grandement relativiser ce soutien, versus Turquie et Qatar, qui soutiennent le gouvernement reconnu par l’ONU.

On peut préciser, enfin, que si la Turquie et la Russie appuient des belligérants opposés, elles recherchent l’une et l’autre des formes de compromis cherchant à préserver le cours plutôt fluide de leurs relations actuelles.

L’OTAN et l’ONU ne semblent plus avoir de prises sur ce conflit. Qu’est-ce que cela révèle comme fragilités ?

En effet, les deux organisations semblent impuissantes.

L’OTAN peut être le support d’opérations militaires, c’est sa fonction, mais nous savons que c’est de politique et de diplomatie dont il s’agit pour enfin résoudre le conflit libyen. Cela pose au passage la question de la pérennité de l’OTAN, créée durant la Guerre froide, et dont il est légitime de se demander les raisons de son maintien en fonction à ce jour.

Pour ce qui concerne l’ONU, son (in)action en Libye est l’une des nombreuses manifestations de son affaiblissement. Ainsi, son envoyé spécial en Libye a démissionné de ses fonctions au mois de mars dernier, sans qu’il soit remplacé depuis lors. Le symbole de l’impuissance de l’ONU est fort, sans doute faut-il le regretter, mais c’est un fait. La situation est préoccupante parce qu’elle est l’expression de l’affaissement du multilatéralisme et de la difficulté croissante, pour ne pas dire l’incapacité, à résoudre les conflits par la négociation et la voie politique. C’est un terrible constat d’échec.

Dans le cas précis de la Libye, cela renvoie sans conteste aux conditions dans lesquelles le régime de Muammar Kadhafi a été liquidé. On se souvient que ni l’esprit ni la lettre de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée le 17 mars 2011, n’ont été respectés par les principaux protagonistes des opérations militaires de l’époque, à savoir la France et le Royaume-Uni. Depuis lors, ce pays ne cesse de s’enfoncer dans une crise sans fin et s’est graduellement transformé en État failli. L’ONU en porte une lourde responsabilité.

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[1] Jens Stoltenberg, « L’OTAN : un atout pour l’Europe, un atout pour l’UE », 17 juillet 2019, www.nato.int
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