ANALYSES

Libye : que révèle l’auto-proclamation du maréchal Haftar comme dirigeant du pays ?

Interview
4 mai 2020
Le point de vue de David Rigoulet-Roze


Alors que la Libye est en proie à une guerre civile depuis 2014, le maréchal Haftar annonce, le 27 avril, prendre le pouvoir du pays. Tripoli dénonce un « énième coup d’État » et les acteurs internationaux pointent du doigt une proclamation qu’ils qualifient d’« unilatérale ».  L’ONU demande un cessez-le-feu, face à une guerre qui plonge les civils dans une situation sanitaire toujours plus préoccupante, entre crise pandémique de Covid-19 et conflit armé. Le point sur la situation par David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’IRIS.

Le 27 avril 2020, le maréchal Khalifa Haftar s’est auto-proclamé unique nouveau dirigeant de la Libye. Le Gouvernement d’union nationale (GNA) dénonce un « énième coup d’État ». Cette auto-proclamation peut-elle être effective ? Le maréchal Haftar dit s’appuyer sur le « mandat du peuple ». Quelle est la réalité de la situation ?

Dans un discours prononcé sur la chaîne de télévision Libya al-Hadath, qui appartient à l’un de ses fils et constitue son bras médiatique, le Maréchal Khalifa Haftar, chef militaire depuis mars 2015 d’une auto-intitulée « Armée nationale libyenne » (ANL, Al-jaysh al-watani al-llibi) – dont les effectifs sont estimés autour de 25 000 hommes selon les observateurs et à quelque 70 000 selon l’ANL -, s’est auto-proclamé unique dirigeant de la Libye. Il a en effet annoncé à cette occasion le transfert manu militari de tous les pouvoirs au commandement général de l’ANL, afin de gouverner le pays en proie au chaos. Et de préciser que « les Libyens avaient mandaté le commandement général [de l’Armée nationale libyenne, NDA] pour cette mission historique ». « Nous sommes fiers que les Libyens aient autorisé le commandement général à mettre fin à l’accord politique dans ces circonstances exceptionnelles afin qu’il fasse partie de l’Histoire », a encore déclaré le maréchal Khalifa Haftar dans son message. Ses forces « œuvreront à mettre en place les conditions nécessaires pour la construction des institutions pérennes d’un État civil », a-t-il affirmé. « Nous annonçons répondre à la volonté du peuple, malgré le lourd fardeau, les nombreuses obligations et l’immense responsabilité que cela représente » a-t-il poursuivi. En s’adressant au « peuple libyen », il a souligné qu’il avait ainsi répondu à l’« appel » – mal identifié en la circonstance – de sortir de l’accord politique dit de Skhirat – un accord signé au Maroc le 17 décembre 2015 sous l’égide de l’ONU et dont est issu le « Gouvernement d’union nationale » (GNA) dirigé, depuis le 12 mars 2016, par son ennemi déclaré Fayez al-Sarraj, et siégeant à Tripoli.  Un accord qui, selon le maréchal Khalifa Haftar, aurait « détruit le pays ». Et le maréchal Khalifa Haftar qu’il avait également répondu à l’appel de mandater celui jugé comme étant « le plus digne pour diriger le pays à cette étape ».

Lorsqu’il parle de « mandat du peuple », on peut légitimement s’interroger sur la réalité de cette affirmation. Le maréchal Khalifa Haftar estime tirer sa légitimité politique – à défaut de légalité internationale officiellement représentée depuis mars 2016 par le GNA de Fayez al-Sarraj, mais qui n’est pas souverain sur l’ensemble du territoire libyen dont plus des deux tiers (Est et Sud) sont sous le contrôle du maréchal Khalifa Haftar – d’un Parlement monocaméral, élu en juin 2014 et appelé « Chambre des représentants » ou « Conseil des députés » (Majlis al-Nuwwāb). Un parlement basé, de fait, non pas dans la capitale à Tripoli (à l’Ouest), en raison de l’instabilité sécuritaire favorisée par la prolifération des milices islamistes promouvant un islam politique – voire pour certaines un islam radical – et stigmatisées comme « terroristes » par Khalifa Haftar, promu maréchal en septembre 2016 par ce même parlement, lequel avait d’abord été transféré d’abord à Tobrouk (à l’Est) à partir d’août 2014, puis plus récemment à Benghazi depuis avril 2019, alors qu’un gouvernement dirigé par Abdallah Thini et censé en être l’émanation a son siège à Al-Beïda, à mi-chemin entre Benghazi et Tobrouk. Mais à l’image du pays, le pouvoir législatif lui-même est divisé entre cette institution pro-Haftar, composée de 160 membres sur 188 sièges attribués par les élections de juin 2014 et faisant office de chambre basse avec son siège en Cyrénaïque (à l’Est), et un autre hémicycle appelé le « Haut Conseil d’État », sorte de chambre haute, composée des 145 membres de l’ancien « Congrès général national » (Agraw Amuran) selon les termes de l’accord de Skhirat de 2015, lequel lui est ouvertement hostile et qui a décidé pour sa part de maintenir son siège, depuis l’été 2016, dans la capitale aux côtés du GNA en Tripolitaine (à l’Ouest). Dans sa condamnation de la démarche du maréchal, le GNA a considéré que l’homme fort de l’Est s’était, somme toute, « retourné contre les instances politiques parallèles qui le soutenaient et l’ont désigné » chef de l’armée, invitant les députés de Tripolitaine concernés à « rejoindre leurs collègues » de la capitale. Le fait est que, dans son discours du 27 avril, le maréchal Khalifa a affirmé « accepter la volonté du peuple et son mandat », sans pour autant préciser auprès de quelle institution il avait reçu ledit « mandat du peuple » pour s’auto-investir unique dirigeant légitime du pays. Il n’a pas non plus indiqué les implications politiques de ce « mandat », notamment le rôle que pourraient y jouer le parlement dans l’Est du pays et le gouvernement parallèle, nommé par cette assemblée élue en juin 2014. Selon certaines sources, il s’apprêterait, pour le moins, à annoncer un nouveau gouvernement. Si le maréchal Khalifa Haftar devait exiger que ladite « Chambre des représentants » se soumette totalement à l’ANL, il est improbable qu’une dissidence s’exprime ouvertement contre son coup de force. Même le président du parlement depuis août 2014, Aguila Salah Issa, qui passe pour un acteur favorable au dialogue avec Tripoli, sera difficilement en mesure de s’opposer aux desseins personnels du maréchal qui entend aujourd’hui, en quelque sorte, forcer le destin[1].

Cette annonce spectaculaire n’est en tout cas pas totalement une surprise, car, le 23 avril précédent, le maréchal Khalifa Haftar avait demandé aux « Libyens » de choisir une institution pour lui confier la mission de gouverner le pays après la fin de l’accord de Skhirat actée, selon lui, lorsqu’il avait estimé, le 18 décembre 2017, que cet accord n’était déjà plus que « de l’encre sur du papier », et stigmatisait un gouvernement d’union nationale dont « la légitimité a été remise en cause dès le premier jour ». Toujours est-il que dans son propos du 23 avril 2020, il avait évoqué la nécessaire mise en place d’une « déclaration constitutionnelle » censée devoir désormais régir le pays. Cela anticipait l’auto-proclamation faite par le maréchal Khalifa Haftar le 27 avril suivant, une auto-proclamation immédiatement dénoncée par le GNA de Fayez al-Sarraj comme un « énième coup d’État », en référence au précédent inabouti du 14 février 2014. Ce jour-là Khalifa Haftar, qui n’était pas encore maréchal, avait présenté une initiative prévoyant le gel des activités à la fois du « Congrès général national » (Agraw Amuran), première assemblée post-Kadhafi élue en juillet 2012, et faisant à l’époque office de parlement, ainsi que du gouvernement de Khalifa al-Ghowei dit « de salut national » alors non reconnu par l’ONU, et même de la Constitution provisoire post-Kadhafi en vigueur depuis le 20 août 2011. Khalifa Haftar affirma qu’il ne s’agissait pas d’un coup d’État. Les autorités libyennes s’empressèrent alors de démentir les rumeurs sur un coup d’État dans le pays pour présenter celui qui n’était encore que le général Khalifa Haftar comme un « général d’opérette » faisant passer dans les annales ledit coup d’État comme le « coup d’État raté de la Saint-Valentin ». Pour Fayez al-Sarraj, le doute n’est plus de mise aujourd’hui. Ce dernier a dénoncé une « farce et un nouveau coup d’État qui s’ajoute à une série d’autres[2] ayant commencé il y a des années ». Selon le chef du GNA siégeant à Tripoli, Khalifa Haftar n’est rien d’autre qu’un putschiste[3], qui tente depuis un an de s’emparer militairement de Tripoli, et qui veut par son annonce « dissimuler la défaite de ses milices et mercenaires » et « l’échec de son projet dictatorial », en allusion aux récents revers du camp pro-Haftar, dont l’offensive piétine devant Tripoli depuis le lancement d’une offensive en avril 2019. En effet, fortes du soutien turc de plus en plus important notamment en matière de drones armés, tels que les redoutables Bayraktar TB2, les forces du GNA étaient parvenues à la mi-avril 2020, dans le cadre de l’opération intitulée « tempête de la paix » lancée le 26 mars précédent, à reprendre une demi-douzaine de villes de l’Ouest, notamment Sabratha et Sorman[4] et à desserrer l’étau des forces pro-Haftar autour de deux villes stratégiques que sont Zaoura et Zawiya, en allant frapper la base aérienne d’al-Watiya située près de la frontière tunisienne à 125 kilomètres de la capitale Tripoli – la seule sous contrôle de l’ANL à l’ouest du pays. Ces mêmes forces seraient désormais en situation de menacer aussi Tarhouna, la plus importante base arrière et de ravitaillement des forces de l’ANL du maréchal Khalifa Haftar, située à une cinquantaine de kilomètres au Sud-Est de Tripoli, en réussissant même à capturer sur cette base une dizaine de soldats de l’ANL, dont trois généraux. Or Tarhouna, perçue comme un ancien bastion kadhafiste, fournit le gros des troupes, à l’Ouest, qui combattent pour Khalifa Haftar. Sa chute constituerait un revers majeur pour le maréchal, qui se retrouverait privé de tout allié local dans une région de Libye où ils ne sont pas légion.

Ankara a demandé aux acteurs internationaux une réponse claire face à cette déclaration. Moscou, Washington ainsi que l’Union européenne l’ont condamnée. Quel est le jeu des différents acteurs extérieurs sur la situation en Libye ? Ont-ils une quelconque influence sur la dynamique en cours ?

La Turquie, principal soutien politique et militaire du GNA de Fayez al-Sarraj – depuis la signature, le 27 novembre 2019, d’un accord de « coopération militaire et sécuritaire » entre Ankara et Tripoli, qui ouvrait la voie à une intervention militaire turque directe en Libye devenue effective en janvier 2020 -, a immédiatement stigmatisé le « coup d’État » de Khalifa Haftar. « Avec cette déclaration, Haftar a de nouveau révélé qu’il ne voulait pas que la crise en Libye soit résolue par le dialogue politique, qu’il ne soutenait pas les efforts internationaux dans ce sens, y compris les résultats de la conférence de Berlin (qui s’était tenue le 19 janvier 2020 sans déboucher sur des engagements contraignants des deux parties, NDA), et visait à établir une dictature militaire dans le pays », a déclaré le ministère turc dans son communiqué. Et de poursuivre : « La communauté internationale doit donner, sans plus tarder, la réponse nécessaire à cet individu qui veut instaurer une junte militaire au pouvoir. Par ailleurs, il ne fait aucun doute que les pays qui se déclarent gardiens de la démocratie partageront aux yeux du peuple libyen, la responsabilité de ses actes ». Le communiqué assurait, en outre, que « La Turquie continuera à venir en aide avec détermination au Gouvernement légitime de Libye et à toutes les autres institutions légitimes de ce pays ». C’est l’habileté du président Recep Tayyip Erdogan que de s’appuyer sur la légalité incontestable du GNA, reconnu par la communauté internationale, pour faire prévaloir ses propres intérêts géopolitiques dans la chaotique configuration libyenne.

Toujours est-il que l’auto-proclamation du maréchal Khalifa Haftar a, en toute logique, été condamnée par ladite « communauté internationale » par la voix de Stéphane Dujarric, le porte-parole des Nations unies : « Tout changement politique en Libye doit se faire via un processus démocratique et non militaire ». Selon lui, l’accord de Skhirat de décembre 2015, dénoncé par le maréchal Khalifa Haftar, reste l’unique cadre de référence : « Pour nous, l’accord politique libyen et les institutions qui en découlent restent le seul cadre de gouvernement internationalement reconnu en Libye ». Cette position s’inscrit dans « la ligne des résolutions de l’ONU », adoptées à propos de la Libye, a-t-il encore rappelé. Pour sa part, la représentante de l’ONU en Libye par intérim – depuis la démission fracassante, le 2 mars 2020, de l’expérimenté Ghassan Salamé qui considérait que sa « santé ne lui permet plus ce niveau de stress », ce même Ghassan Salamé qui estimait dans une interview en date du 5 avril 2019 que « la Libye a explosé en mille morceaux » -, en l’occurence Stéphanie Turco Williams, a assuré à Fayez al-Sarraj, joint par téléphone, que l’accord politique et les institutions qui en résultent restent toujours « l’unique cadre pour une solution » de la situation en Libye. L’Union européenne a évidemment partagé cette prise de position onusienne, tout comme certains de ces membres en tant que tels comme la France, l’Allemagne et l’Italie. Tous dénoncent l’« unilatéralisme » intempestif du maréchal Khalifa Haftar et appellent au dialogue politique ainsi qu’à une trêve sous l’égide de l’ONU. Reprenant partiellement les mêmes éléments de langage, les États-Unis – observateurs beyond line-of-sight (« au-delà de la ligne de vue »), mais préoccupés par la situation prévalant en Libye au moment où la « carte » Haftar est susceptible de constituer un joker[5] – ont regretté pour leur part l’étrange « suggestion » du maréchal Khalifa Haftar, qualifiée de démarche « unilatérale ». Même Moscou, pourtant soutien important du maréchal Khalifa Haftar, avec lequel les liens sont anciens (en 1978, puis de nouveau en 1983, il avait été envoyé à Moscou pour suivre la formation de l’école de l’état-major soviétique), a jugé opportun de prendre ses distances avec la démarche du premier en se disant « surprise » de cette auto-proclamation. « Nous n’approuvons pas la déclaration du maréchal Haftar selon laquelle il décidera unilatéralement de la façon dont le peuple libyen vivra », a ainsi réagi le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov. Pour ce dernier, « la crise actuelle dans le processus de résolution en Libye ne peut pas être un prétexte pour entreprendre des décisions unilatérales ». Le ministre russe des Affaires étrangères a finalement souligné la nécessité de parvenir à un accord commun entre les parties en conflit en Libye, assurant que son pays poursuivra les pourparlers avec Haftar et al-Sarraj, en déplorant toutefois qu’aucune des parties rivales « n’aide à trouver un compromis stable ».

Il demeure que, par-delà le consensus que laisserait supposer ces déclarations officielles, la Libye est le jeu d’un théâtre d’ombres de la part d’une pluralité d’acteurs extérieurs aux intérêts ouvertement contradictoires, qui en font actuellement un nouveau théâtre de guerre par procuration comme a pu l’être, ceteris paribus, la Syrie au Levant. Hasard ou non, on retrouve certains des acteurs déjà parties prenantes du complexe conflit syrien. C’est notamment le cas de la Turquie du président Recep Tayyip Erdogan, soutien ancien de nombre de groupes islamistes en mal de reconversion, dont de nombreux activistes sont désormais transférés sur le théâtre libyen en vertu d’une opportune solidarité « frériste » – on parle aujourd’hui d’au moins 3 000 combattants syriens pro-turcs, notamment turkmènes, issus de la rébellion anti-Assad initiale. C’est également le cas de la Russie du président Vladimir Poutine, soutien déterminant du régime résolument « anti-frériste » de Bachar al Assad, lequel a décidé de manière non contingente de développer récemment ses relations avec le maréchal Khalifa Haftar. Ainsi, le 3 mars dernier, le gouvernement pro-Haftar, non reconnu par la communauté internationale basée à Al-Beïda, a-t-il rouvert une « ambassade libyenne » à Damas, fermée depuis 2012. Selon l’agence de presse officielle syrienne SANA, les délégués envoyés depuis l’Est libyen et leurs interlocuteurs syriens se sont engagés à contrer conjointement « l’agression de la Turquie contre les deux pays », en allant éventuellement jusqu’à envoyer des combattants dans les rangs pro-Haftar[6] à l’instar de ce que fait l’ennemi turc au profit du GNA. Est-ce également un hasard si Abu Dhabi (Émirats arabes unis), devenu l’un des plus fermes soutiens du maréchal Khalifa Haftar – avec l’Égypte du président Abdel Fattah Al Sissi[7] -, a de son côté rouvert son ambassade à Damas, siège d’un régime dont ils avaient un temps soutenu le renversement avec d’autres pétromonarchies ? L’« Orient compliqué » n’est pas à un renversement d’alliance près lorsque la hiérarchie des priorités change.

Mais les contradictions n’épargnent pas non plus les Occidentaux, notamment les Européens qui, en dépit du consensus affiché lors de la conférence de Berlin le 19 janvier 2020 aux attendus inaboutis puisqu’ils n’ont pas empêché la poursuite des combats sur le terrain, n’ont pas toujours été totalement sur la même ligne concernant le conflit libyen. Ce qui a alimenté des tensions entre Paris et Rome, les deux capitales reconnaissant également la légalité internationale du GNA à Tripoli, mais chacune des capitales ayant des priorités sensiblement différentes au regard de la situation libyenne : l’Italie cherche, d’abord et avant tout, à tarir les flux migratoires, ce qui conduit Rome à soutenir résolument Fayez al-Sarraj, nonobstant l’influence avérée des milices islamistes sur sa gouvernance ; la France, directement engagée au Sahel contre les groupes djihadistes, est plus encline à la compréhension vis-à-vis du maréchal Khalifa Haftar qui se présente en Libye comme le héraut de la lutte contre la mouvance islamo-djihadiste – ce qui ne l’empêche pas de s’appuyer sur des soutiens salafistes issus du mouvement madkhaliste[8] – jusqu’aux frontières sud du pays, jouxtant justement le Sahel, mais sans pour autant surestimer ses capacités opérationnelles réelles. Paris aurait d’ailleurs prévenu le maréchal Khalifa Haftar qu’il aurait des difficultés à prendre Tripoli. De fait, malgré ses soutiens, comme ceux des Émirats arabes unis et de l’Égypte, et alors qu’il domine une grande partie du territoire, notamment le « croissant pétrolier » depuis sa prise de contrôle en septembre 2016, le maréchal Khalifa Haftar n’est toujours pas parvenu à prendre la capitale, Tripoli, enjeu symbolique fondamental pour la crédibilité de son projet personnel. Quant à la position incertaine, sinon confuse, de Washington sur la Libye, cela a certainement favorisé l’ingérence d’acteurs extérieurs qui sont en train de s’autonomiser stratégiquement parlant, et qui se livrent désormais une guerre par procuration constitutive de la prolongation du chaos. Ce que stigmatisait précisément Ghassan Salamé avant de démissionner « de guerre lasse ». Il n’est toujours pas remplacé. Le poste d’envoyé spécial de l’ONU en Libye étant, selon une blague qui a cours en Libye, « l’un des jobs les plus difficiles au monde ». Selon le site français Africa Intelligence, Ismail Ould Cheikh Ahmed, dit IOCA, serait favori de Guterres comme envoyé des Nations unies[9]. Après que les États-Unis eurent refusé d’approuver la candidature de l’ancien ministre algérien des Affaires étrangères Ramtane Lamamra, en tant qu’envoyé spécial des Nations unies en Libye, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, aurait proposé le chef de la diplomatie mauritanienne, Ismail Ould Cheikh Ahmed, comme premier choix pour occuper ce poste difficile. Ceci du fait de son expérience en la matière, puisqu’il a été envoyé spécial au Yémen entre 2015 et 2018 et précédemment numéro deux de la mission de l’ONU en Libye de 2014 à 2015.

Après six ans de guerre, les Nations unies avaient demandé un cessez-le-feu humanitaire mi-mars, mais les combats ont continué. Qu’en est-il de la situation sécuritaire et sanitaire en Libye, en pleine pandémie de coronavirus ?

Après un silence de plus de dix mois, le Conseil de sécurité de l’ONU avait enfin approuvé, le 12 février, une résolution appelant à la cessation des combats alors que le conflit continuait de se durcir aux portes de Tripoli. Le texte, rédigé par le Royaume-Uni et approuvé par 14 voix sur 15 – la Russie s’abstenant seulement après d’âpres discussions – réclamait qu’« un cessez-le-feu durable » succède dans ce pays à la trêve fragile observée depuis le 12 janvier 2020. Mais « un immense fossé demeure entre les déclarations et les actes », avait déploré António Guterres le 3 mars. Faute d’avancées concrètes sur le terrain, le président français Emmanuel Macron avait reçu, le 9 mars suivant, le maréchal Khalifa Haftar qui lui avait assuré être prêt à signer le cessez-le-feu, mais qu’il fallait que les milices islamo-djihadistes le respectent aussi, en faisant allusion aux groupes armés qui soutiennent le Gouvernement national d’union (GNA) au pouvoir à Tripoli. Une forme de quadrature du cercle en somme.

Cette situation de conflit n’est, du reste, pas l’apanage de la Libye. La déferlante de la pandémie du Covid-19 avait poussé Antonio Guterres à lancer un appel solennel, le 23 mars 2020, « à un cessez-le-feu immédiat, partout dans le monde » afin de préserver, face à la « furie » du Covid-19, les civils les plus vulnérables dans les pays en conflit. Il pensait, entre autres, au conflit en Libye ainsi qu’en Syrie et au Yémen, trois pays plongés dans les affres de la guerre, mais que la crise du Covid-19 a relégués en arrière-plan de l’actualité mondiale, ce dont ne manquent pas de profiter les belligérants respectifs. De fait, pour ce qui est de la Libye, l’arrivée de l’épidémie dans un pays qui compte deux « gouvernements », deux « parlements » et deux « armées » en conflit ouvert, ne peut que provoquer des inquiétudes accrues quant à la capacité des différentes autorités à apporter une réponse cohérente et efficace à la propagation de l’épidémie sur un territoire dont la situation humanitaire était déjà désastreuse avec la problématique migratoire. Nombre de migrants entassés dans des camps de fortune se retrouvent aujourd’hui piégés par le conflit et parfois même victimes collatérales de bombardements. Les Nations unies avaient fait part, le 31 mars, de leur inquiétude concernant le risque élevé de propagation du Covid-19 en Libye, en raison de l’insécurité prévalant dans le pays, mais aussi à cause d’un système de santé affaibli et du nombre élevé de migrants, de réfugiés et de personnes déplacées. Le Global Health Security Index 2019 classe le pays 108e sur 195 pour sa capacité à déployer un plan d’urgence national en cas de pandémie. Le 24 mars 2020, un premier cas de Covid-19 a été officiellement déclaré en Libye, un pays déchiré par la guerre où le système de santé est au bord de l’effondrement. Alors que le pays ne comptait encore que 48 cas – dont quatre dans l’Est – et un décès, dans la nuit du mercredi 15 au jeudi 16 avril, le GNA avait annoncé la mise en place d’un confinement général de dix jours dans les zones qu’il contrôle dans l’Ouest de la Libye, dont la capitale Tripoli. Cela ne concernait pas l’Est du pays contrôlé par le maréchal Khalifa Haftar, ainsi qu’une partie du Sud, qui échappe au contrôle des deux camps rivaux. La Libye a enregistré le 1er mai dernier de nouvelles infections au Covid-19, portant à 63 le nombre total officiel de personnes recensées dans le pays atteintes par le virus, 18 guérisons et trois décès ayant été enregistrés. Mais cela risque de n’être que la face émergée de l’iceberg alors que la capacité de tester la population et de diagnostiquer le coronavirus est extrêmement limitée. Il y a donc beaucoup d’inquiétudes et d’interrogations, d’autant que le transfert en Libye par les deux camps opposés de miliciens présente un risque de dissémination du virus qui pourrait alimenter l’amplification du risque épidémique. Mais dans la situation présente, il n’y a manifestement pas de primat sanitaire pour les belligérants.

La dégradation continue et la situation a été à l’origine d’un appel conjoint à une trêve humanitaire en Libye lancé, le 25 avril dernier, par plusieurs ministres européens des Affaires étrangères et les responsables diplomatiques de l’Union européenne. « Nous voulons unir nos voix à celles du secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, et de son représentant spécial par intérim pour la Libye, Stéphanie Turco Williams, dans leur appel à une trêve humanitaire en Libye ». Dans un communiqué, le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne, Josep Borrel, ainsi que les ministres des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian (France), Luigi di Maio (Italie), et Heiko Maas (Allemagne), ont appelé à une trêve humanitaire et exhorté toutes les parties au conflit à reprendre les pourparlers de paix, entamés lors de la Conférence de Berlin de janvier dernier. « Nous appelons tous les acteurs libyens à s’inspirer de l’esprit du ramadan, à reprendre les pourparlers pour un véritable cessez-le-feu », ajoutait le communiqué, deux jours avant l’auto-proclamation du maréchal Khalifa Haftar.

Devant les réactions plus que mitigées – c’est un euphémisme – relatif à l’« unilatéralisme » de cette auto-proclamation, le maréchal Haftar a fait savoir, le 30 avril suivant, par la voix de son porte-parole le général Ahmad al-Mesmari, qu’il acceptait finalement une « trêve » pendant le mois du ramadan, qui a commencé le 24 avril précédent. À charge néanmoins, pour son adversaire, de respecter également « cette cessation des opérations militaires ». La trêve, toute relative sur le terrain puisque des explosions continuaient toutefois à être entendues depuis le centre de la capitale après cette annonce, aurait été acceptée en « réponse aux appels de pays amis », a tenu à préciser le général Ahmad al-Mesmari, sans préciser les noms des pays à l’origine de cette « amicale pression ». Il a prévenu toutefois que « la réponse sera très dure et immédiate en cas de violation » de l’autre camp. Il n’est pas interdit de penser que, dans la mesure où le maréchal Khalifa Haftar commençait à subir une pression accrue de la part du GNA, soutenu de plus en plus par la Turquie et son efficacité redoutable en matière de drone, ce gage de bonne volonté apparent n’est pas nécessairement étranger aux difficultés rencontrées sur le terrain. De fait, le GNA) a balayé d’un revers de main la trêve décidée unilatéralement la veille par le maréchal Khalifa Haftar. Le GNA affirme qu’il ne lui fait pas confiance, l’accusant d’avoir violé plusieurs trêves depuis le début de son offensive contre Tripoli, le 4 avril 2019 : « Ces violations font que nous ne faisons guère confiance aux annonces de trêve » de l’ennemi de l’Est, a précisé le gouvernement de Fayez al-Sarraj dans un communiqué. Le GNA a indiqué qu’il poursuivrait sa « légitime défense », en s’attaquant « à toute menace où qu’elle soit et en mettant fin aux groupes hors-la-loi », en allusion aux forces rivales. Selon le GNA, tout cessez-le-feu a besoin de « garanties et de mécanismes internationaux » pour surveiller son application et documenter les éventuelles violations. Autant dire que l’on est encore loin d’une perspective de sortie de crise.

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[1] Il se dit que peu avant l’annonce du maréchal Khalifa Haftar, le président du Parlement avait fait une déclaration qui proposait une refonte du « Conseil présidentiel » – sorte de cabinet restreint du Gouvernement d’union nationale de Tripoli – et la tenue d’élections législative et présidentielle. Une manière de rappeler d’où était issue la légitimité supposée du chef de l’ANL.

[2] Il ne s’agirait rien moins que de la « cinquième tentative », ont aussitôt moqué ses détracteurs sur les réseaux sociaux, après le coup d’État contre le roi Sanoussi Idris Ier, en septembre 1969, au côté de feu le colonel Mouammar Kadhafi, puis la tentative de renverser le dictateur libyen en mars 1996, le Congrès général national en février 2014, et finalement le gouvernement d’union nationale en avril 2019).

[3] En 1995, il publie un fascicule sobrement intitulé Le changement en Libye, une vision politique du changement par la force.

[4] Cf. Houda Ibrahim, « Libye : des dizaines de djihadistes libérés dans deux villes de l’Ouest », on RFI, 16 avril 2020. Quelque 600 prisonniers ont été libérés des prisons des deux villes de Sorman et Sabratah. Parmi ces détenus se trouvent des dizaines d’extrémistes, brandissant pour certains le drapeau de l’« État islamique »/Daech. Pourtant, tous ces extrémistes connus ont été remerciés sur Twitter par le ministre de l’Intérieur du GNA, Fathi Bachagha, qui les définit comme étant des « compagnons d’armes ». De fait, le GNA ne dit pas un mot sur les djihadistes libérés ni sur les policiers de la ville humiliés en place publique. Sabratah était la ville qui servait de plate-forme pour le transfert de migrants vers l’Europe avant un accord signé entre l’Italie et le GNA en février 2017. Accord selon lequel les trafiquants ont touché de l’argent pour cesser leurs trafics. Elle a aussi été dominée par l’« État islamique »/Daech – ce qui avait d’ailleurs justifié une frappe américaine le 19 février 2016 – avant l’arrivée de l’ANL en octobre 2017. À deux reprises, les habitants se sont révoltés contre le diktat des trafiquants et des extrémistes.

[5] On peut rappeler que le président des États-Unis, Donald Trump, s’était entretenu au téléphone le 15 avril 2019 avec le maréchal Khalifa Haftar, en tant que chef de l’armée nationale libyenne, à la fois sur la lutte contre le terrorisme et la sécurisation des ressources pétrolières en Libye. Il est surnommé « L’Homme des Américains » par ses détracteurs libyens parce qu’il avait trouvé refuge aux États-Unis en décembre 1990 après son putsch contre le colonel Mouammar Kadhafi, et s’était même installé à Vienna près de Langley, le siège de l’Agence de la CIA. Et dernièrement un article du New York Times, en date du 14 avril 2020, intitulé « Les États-Unis ont béni la guerre en Libye, mais la Russie l’a gagnée », révélait que les Émirats arabes unis de Mohammed Bin Zayed (MBZ) et l’Égypte du président Al-Sissi auraient mené un intense lobbying à Washington pour amener la Maison-Blanche à soutenir le maréchal Khalifa Haftar. Cf. David D. Kirkpatrick « The White House Blessed a War in Libya, but Russia Win It », in New York Times, 14 avril 2020 (https://www.nytimes.com/2020/04/14/world/middleeast/libya-russia-john-bolton.html). Selon le New York Times citant de hauts responsables de l’Administration américaine, c’est l’ancien conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, qui aurait signifié en personne à Khalifa Haftar qu’il pouvait faire mouvement sur la capitale libyenne. « Si vous voulez attaquer Tripoli, alors faites-le rapidement », aurait-il dit au chef de l’Armée nationale libyenne qui l’avait appelé peu de temps avant l’offensive pour avoir l’approbation de Washington pour lancer son assaut contre Tripoli. Et le maréchal Khalifa Haftar devait être par la suite conforté dans sa position par un appel du locataire de la Maison-Blanche.

[6] Comme le déclarait au journal Le Monde en date du 31 décembre 2019, Ghassan Salamé qui était encore représentant de l’ONU pour la Libye, « il y a une activité aérienne plus intense entre la Syrie et Benghazi », tout en précisant « ne pas savoir » ce « qu’il y avait à l’intérieur » des avions.  Cf. Interview de Ghassan Salamé par Frédéric Bobin, in Le Monde, 31 décembre 2019, p.4. Si on mentionne, depuis un moment déjà, la présence efficiente de mercenaires russes de la compagnie Wagner dans le camp pro-Haftar il n’existe pas de preuve formelle de ce flux de mercenaires pro-Haftar en provenance de Syrie vers Benghazi, mais un faisceau d’éléments concordants. D’aucuns évoquent le chiffre de plusieurs centaines d’hommes, voire au-delà dont des Chabihas (« fantômes » en arabe), miliciens redoutés faisant office de nervis du régime alaouîte de Bachar al-Assad. Cf. Frédéric Bobin et Benjamin Barthe, « Un axe Haftar-Assad émerge en Libye », in Le Monde, 6 mars 2020, p. 4.

[7] Lui-même « débiteur » stricto sensu d’Abu Dhabi pour la réussite de son putsch du 3 juillet 2013 contre feu le président frériste » Mohamed Morsi et qui insiste aujourd’hui sur la nécessité d’en finir avec les milices et de lutter « contre les courants extrémistes et terroristes en Libye soutenus par la Turquie ».

[8] Le Madkhalisme est un courant du salafisme quiétiste fondé sur les écrits d’un certain Rabi al-Madkhali (1932-). La doctrine madkhaliste prône théoriquement une soumission au wali al-amr, le « détenteur de l’autorité », et commande ainsi le respect de l’autorité politique en place par souci de stabilité et par rejet de la ftina, ce qui l’oppose aux tenants de l’islam politique des « Frères musulmans ». Les États nationalistes arabes « laïcs » se sont politiquement accommodé du madkhalisme en raison de son soutien implicite aux formes de gouvernement séculier, à la fois par rapport à la mouvance des « Frères musulmans » et par rapport aux courants du salafisme extrémiste, notamment ceux à l’origine de la mouvance djihadiste.

[9] Cf. « Ismaïl Ould Cheikh Ahmed, choix n°1 d’Antonio Guterres pour succéder à Ghassan Salamé à la tête de l’UNSMIL », 24 avril 2020.

 

 
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