ANALYSES

Ce monde qui se meurt – Celui qui vient

Correspondances new-yorkaises
7 avril 2020


L’ancien secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali, que j’ai eu le bonheur de bien connaître et qui fut, en quelque sorte, pour moi un mentor, expliquait que seul un choc similaire aux deux conflits mondiaux pourrait revigorer le système multilatéral et permettre, après les échecs de la Société des nations et de l’Organisation des Nations unies (ONU), de voir émerger une troisième génération d’organisations supranationales.

Bien que d’une ampleur moindre que les deux guerres mondiales, la crise du Covid-19 aurait pu rendre possible un sursaut en faveur d’un système multilatéral, déjà bien moribond.

Il n’en est rien. Bien au contraire. Le drame sanitaire, qui touche aujourd’hui la planète entière, ne fait qu’accélérer le processus de décomposition du multilatéralisme qui avait déjà presque atteint le point de non-retour.

Du côté de l’ONU, on assiste à l’impuissance du Conseil de sécurité et au silence de l’Assemblée générale qui, avec un peu de courage, aurait enfin pu ici remplir son rôle de « parlement du monde ».

Sans mentionner l’inaudibilité auprès des grands décideurs d’un Antonio Guterres qui, depuis son élection au poste de secrétaire général, n’a fait que se discréditer en avalant « les couleuvres trumpiennes » en silence et en faisant preuve, ainsi que le dénonce Andrew Gilmour, son propre ex-assistant, d’une déférence excessive à l’égard des plus puissants des États membres et de personnalités telles que Mohammed Ben Salmane. Quant à l’Organisation mondiale de la Santé et autres agences onusiennes, qui, dans cette débâcle, suit encore leurs directives ?

Du côté de l’Union européenne, à travers laquelle certains, dont moi-même, avaient pu, il y a longtemps déjà, s’illusionner sur un peuple d’Europe, c’est encore plus triste : replis nationaux, retour des frontières et politique du chacun pour soi ; impuissance à coordonner une stratégie et fixer des règles communes face à l’épidémie ; dialogue de sourds et fossé de plus en plus large, bientôt peut-être infranchissable, entre les anciens pays du pacte de Varsovie et leurs voisins de l’Ouest ; etc.

Non, la crise du coronavirus n’aura en rien aidé à sauver le multilatéralisme.

Bien sûr, une fois les différentes phases de déconfinement amorcées et dans les semaines qui suivront, nous entendrons à nouveau en boucle les sempiternels beaux discours sur la coopération internationale.

Mais ne nous illusionnons pas, la société que nous avons connue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, bâtie tant bien que mal sur des valeurs humanistes et démocratiques autour des idéaux des Nations unies, se meurt et ne ressuscitera pas. Avec elle, et plus largement, c’est le cycle amorcé en Europe avec le siècle des Lumières qui prend définitivement fin. Nous le savions, nous nous y attendions. Mais pas si tôt. La crise sanitaire actuelle aura précipité les choses.

Le monde qui vient, celui de l’après Covid-19, sera dans un premier temps celui des Poutine et des Trump – même si ce dernier perd l’élection de novembre -, celui de Viktor Orbán, d’Erdogan, de Narendra Modi et autres « hommes forts ». Ceux qui revendiquent et assument ouvertement leur dédain pour les droits de l’homme et la démocratie.

En effet, les populations occidentales, épuisées par quarante années de reaganisme, le terrorisme et la succession de crises, qui aura culminé avec celle du Coronavirus, et avides, à juste titre, de « plus d’État », se tourneront vers celles et ceux qui leur sembleront les plus à même de les protéger. Et cela au détriment de certaines libertés, cette fois-ci fondamentales.

Puis, viendra inexorablement le temps de la Chine, que plusieurs en Europe commencent déjà à présenter comme un modèle de gouvernance.

Le tragique que je suis – non pas pessimiste, mais tragique – c’est-à-dire réaliste -, trouve assez ironique de penser que c’est sous l’impulsion de l’Empire du Milieu qu’un nouveau système multilatéral pourrait alors voir le jour. Un système, cette fois-ci, non plus inspiré par des visionnaires comme Roosevelt ou Churchill, mais par les doctrines du Parti communiste chinois.

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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Son prochain ouvrage, « Pauvre John ! Le cauchemar américain », sortira courant 2020 chez Max Milo.

 

 
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