ANALYSES

Danse avec les ânes

Correspondances new-yorkaises
3 décembre 2019


Alors que l’initiative démocrate d’impeachment — arrivée trop tard, reposant sur un dossier discutable et n’ayant de toute façon aucune chance d’aboutir due à la majorité républicaine au Sénat — intéresse très peu les Américains et renforce, ainsi que le démontrent les derniers sondages, la popularité d’un Donald Trump plus combatif que jamais, la campagne pour la primaire du parti de l’âne se transforme quant à elle en un triste spectacle où se mêlent ego, sénilité et immoralité.

1) Ego- Bernie Sanders vs Elizabeth Warren

J’écrivais dans ma correspondance de juin dernier, « au contraire de ce qu’ont pu dire plusieurs commentateurs, seul un candidat très engagé dans le social et hors système comme Bernie Sanders pourrait prendre des voix sur l’électorat populaire de Trump, rallier une importante partie de la jeunesse et des communautés afro-américaine et hispanique et créer une dynamique au-delà des démocrates en faisant se déplacer pour voter un grand nombre de ceux qui ont l’habitude de rester chez eux.

Quant aux républicains modérés qui auraient pu voter Biden, soit dans ce cas ils s’abstiendraient, soit ils reporteraient leur voix sur Sanders, leur allergie à Trump étant viscérale. »

Je poursuivais, « il serait ironique que ce soit la présidence Trump qui ouvre pour la première fois les portes de la Maison-Blanche à un socialiste. Malheureusement cela n’arrivera sans doute pas. Bernie Sanders à deux handicaps : son âge, 79 ans au moment de l’élection — mais bon, après tout Joe Biden aura 77 ans et Donald Trump 74 —, et surtout la détestation que lui porte la direction démocrate, Nancy Pelosi en tête. Celle-ci fera tout pour qu’il n’obtienne jamais la nomination. »

Je concluais, « le plus probable à l’heure actuelle est donc que Joe Biden — ou un de ses nombreux clones parmi la vingtaine de candidats démocrates — soit nominé par le Parti puis battu par Trump. »

Miracle ! Depuis lors, Elizabeth Warren, sénatrice du Massachusetts, une candidate presque parfaite et répondant aux critères mentionnés plus haut tout en étant pour la direction démocrate un peu plus acceptable que Sanders, passe de 7 % à la seconde place après Biden ! Le devançant même aujourd’hui dans certains sondages.

Sanders qui, au profit de Warren, n’a pas bougé d’un iota in the polls depuis sa déclaration de candidature est quant à lui victime d’une crise cardiaque. « Belle opportunité » alors pour lui de se retirer avec les honneurs en faveur d’Elizabeth Warren dont le programme est quasi similaire au sien. Et de créer par là une dynamique sans précédent pour l’aile gauche du Parti démocrate !

Mais non ! Bien qu’à l’évidence les électeurs « socialistes » aient dans leur plus grand nombre opté pour Warren et que son accident cardiaque suscite des doutes bien compréhensibles quant à sa capacité à aller jusqu’au bout de la campagne, le vieil homme de 78 ans qui prétendait que seul le succès de ses idées lui importait, refuse de quitter la scène, préférant batailler contre la sénatrice du Massachusetts — donc son propre clan — et laisser ainsi Biden en position de favori à deux mois du début officiel des primaires. Ego, quand tu nous tiens…

2) Sénilité

YouTube, last democratic debates, Joe Biden.

3) Immoralité

Michael Bloomberg, l’une des dix personnes les plus riches au monde, media mogul, ancien maire républicain de New York élu avec le soutien de Rudolph Giuliani et devenu depuis indépendant, se découvre aujourd’hui démocrate et viens d’entrer dans la danse en annonçant sa participation à la primaire des ânes.

Et cela, parce qu’il considère que Biden, le principal représentant du social-libéralisme au sein de la primaire démocrate, n’est plus capable de soutenir cette troisième voie, qui est la ligne officielle du Parti depuis Bill Clinton et qui peut se résumer ainsi : abandon des oripeaux syndicalistes, compromis avec le capitalisme financier et ouverture sur les questions sociétales.

Bloomberg, nouveau courtisan de la gauche caviar, ne supporte pas l’idée d’un impôt sur la fortune proposée par Warren et celle d’un partage des bénéfices soutenu par Sanders. Le multimilliardaire va au contraire mettre en avant son progressisme sociétal, notamment sur les armes à feu, mais va défendre en revanche un très grand conservatisme sur les questions économiques pour faire barrage à la tentation d’un virage à gauche du Parti.

Michael Bloomberg, après Trump, est l’aboutissement d’une logique historique, celle de la libéralisation des financements privés des campagnes électorales. Désormais, un milliardaire ne finance plus un candidat, mais va lui-même entrer en politique. Bloomberg a déjà dit qu’il n’accepterait pas de dons : c’est donc qu’il se financera tout seul, sans aucune limite. Il a déjà annoncé 31 millions de dollars d’achats de spots télévisés. C’est considérable !

Nous voici à l’aube de l’une des dernières phases de la déliquescence de la démocratie représentative aux États-Unis. Celle ou des milliardaires peuvent tenter d’acheter sans complexe et en toute légalité leur entrée à la Maison-Blanche.

Mais, me diras-tu cher et attentif lecteur, de quoi vous plaignez-vous correspondant new yorker ? Malgré tout son argent, Bloomberg n’a pratiquement aucune chance de gagner l’investiture démocrate. Par contre, rognant des points sur l’électorat centriste de Biden, il devrait permettre à votre chère Elizabeth Warren de faire la course en tête !

Oui, te répondrai-je, lecteur. Mais le problème n’est pas là. Car au-delà de l’immoralité du procédé de sa candidature, le risque est de voir Michael Bloomberg, après sa très probable défaite à la primaire démocrate, se lancer en indépendant. Qu’est-ce qui le retiendrait ? Surtout si la candidate nominée est alors Warren. Il est impensable de l’imaginer la soutenir.

Divisant l’électorat dit progressiste, Bloomberg ouvrirait alors un boulevard à Donald Trump.

Quand on pense que tout ce cirque a lieu pour désigner une personne trop souvent incompétente à un poste qui n’est rien d’autre qu’un avatar républicain de la fonction de roi. On se demande pourquoi un tel anachronisme à notre époque.

En effet, la substitution du rôle de monarque par celui de président faisant sens à la fin du 18e siècle lorsqu’elle fut instaurée. En ce temps-là, seule une figure patriarcale pouvait unifier et représenter la nation. Idem au 19e siècle et durant la majeure partie du 20e. Mais à l’ère du président-enfant-fou Donald Trump et autres dirigeants occidentaux un tantinet autoritaires ou trop jupitériens, on pourrait se demander si pour nos pays un genre de directoire semblable au conseil fédéral suisse ne serait pas plus approprié et un peu plus mature.

Malheureusement, vu l’état de nos démocraties occidentales, il est sans doute trop tard pour se poser ce genre de questions.

Post-scriptum : En octobre 2013, Michael Bloomberg, maire de New York, inaugure le golf de Trump dans le Bronx. Il déclare alors : « S’il y a quelqu’un qui a changé cette ville en bien, c’est Donald Trump. Il a vraiment fait des choses extraordinaires ». LOL.

______________________________________

Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Son prochain ouvrage, « Pauvre John ! Le cauchemar américain », sortira début 2020 chez Max Milo.
Sur la même thématique