ANALYSES

France-Allemagne-Russie : des trois, il faut être l’un des deux

Tribune
5 décembre 2018
par Valentin Allary-Lacroix, diplômé d'IRIS Sup' en Géopolitique et prospective


Ce n’est pas faire preuve d’un chauvinisme exacerbé que de dire que le Forum de Paris sur la Paix aura été l’événement diplomatique majeur de cette fin d’année. Et ce, moins par son contenu que par la photographie qu’il a offert aux yeux du monde de l’état de la géopolitique sinon mondiale, du moins européenne. Au-delà de l’absence (prévisible) du président américain Donald Trump, on y voit notamment, alignés l’un après l’autre, Emmanuel Macron, Angela Merkel, Vladimir Poutine. Cet ordre de placement reflète davantage qu’un front de circonstance ; il est à l’image d’une géopolitique triangulaire menée depuis la chute du Mur de Berlin entre France, Allemagne et Russie ; souvent discrète, mais toujours actuelle.

À première vue, sur ce sujet, le « couple » formé par l’Allemagne et la France serait naturellement prédisposé à la divergence : l’une est une puissance continentale, interlocutrice naturelle de la Russie en Europe, marquée par une interconnexion économique forte (notamment dans le secteur énergétique) portée par un tissu de PME, et une grande proximité géographique, historique, et stratégiquei. L’autre, ancienne puissance coloniale tournée vers l’Ouest et le Sud, possède avec la Russie une histoire en « dents-de-scie » faite de grands hauts et de grands basii, à l’image par ailleurs de sa relation économique : d’épisodiques grands contrats d’État viennent masquer l’absence de partenariats civils entre entreprises françaises et russes, les premières étant pourtant appréciées des secondes, mais souffrant d’une déconsidération chronique du levier économique par les pouvoirs publics françaisiii. La Russie est donc une partenaire essentielle pour la stabilité voire la prospérité européenne selon l’Allemagne, mais une puissance lointaine tantôt alliée ou adversaire, selon la France qui a pour elle le défaut de la distance, et l’atout du recul.

Et pourtant, malgré les intérêts nuancés qui découlent de cette situation, force est de constater que la Russie est capable d’être le ciment de l’union franco-allemande dès lors que la question est abordée sous les angles stratégique et géopolitique. Parfois avec elle, de la réunification allemande, œuvre de Kohl, Mitterrand et Gorbatchev, à l’axe Paris-Berlin-Moscou de 2003, paroxysme du « moment » occidentaliste de Vladimir Poutine auprès de G. Schröder et de J. Chiraciv. Souvent contre elle, comme les crises du Caucase et de l’Ukraine ne manquent pas de nous le rappeler. Dans les deux cas, on notera d’une part que l’influence du facteur « personnel » reste importante dans cette triangulaire : les parcours d’un Genscher ou d’un Poutine, par exemple, ne sont pas anodins. D’autre part, le nœud de solidarité se trouve à chaque fois au même endroit, c’est-à-dire sur l’Europe, sa sécurité, et son intégrité. On pourrait ainsi résumer à grands traits en disant que si la Russie divise le couple franco-allemand en période de calme, elle l’unit dans l’adversité.

Toutefois, le lien France-Allemagne-Russie est révélateur de tendances de fond bien plus profondément ancrées dans la géopolitique européenne. Ainsi, ce n’est pas tant la relation à la Russie qui fait converger ou diverger France et Allemagne, mais au contraire le niveau de cohésion entre les deux pays qui détermine la nature de la relation à la Russie. Premièrement, parce que lorsque le couple franco-allemand bat de l’aile, la Russie sera vue comme un tiers avec lequel l’un des deux sera tenté de faire des « infidélités »v. Deuxièmement, parce que de la France et de l’Allemagne, celle qui parle à la Russie est finalement celle dont la parole pèse le plus en Europe, pour ne pas dire celle qui parle pour l’Europe. Conséquence de ces deux points, un système de vases communicants : tant que l’Allemagne était divisée, la France gaullo-mitterrandiste, plus forte, s’imposait comme l’interlocuteur privilégié de l’URSS en Europe. Depuis la chute du Mur de Berlin, c’est bien l’Allemagne qui, en raison tant d’une ascension et d’une émancipation récentes que d’un déclin latent de la puissance française, a repris ce rôle. La réinscription de la France dans une mouvance plus atlantiste depuis 2004, alors que le pivot américain de l’Atlantique vers le Pacifique prend une forme brutale et que l’Allemagne elle-même prend ses distances avec les États-Unis (elle qui faisait figure d’alliée historique pour ces derniers)vi, semble à contresens de l’Histoire et ne fait que souligner cette nouvelle centralité européennevii.

Il est tout de même permis d’espérer que les lignes contraires suivies par la France et l’Allemagne puissent se croiser en un point d’équilibre, à « mi-chemin » du parcours suivi par chacune. Car, il faut le dire, lorsque le couple se porte bien, la position à l’égard de la Russie s’en ressent positivement : c’est même la condition sine qua non d’avancées majeures entre les trois partenaires. C’est finalement le cœur des enjeux que soulève la dialectique France-Allemagne-Russie : que des trois, France et Allemagne soient « l’un des deux » (en référence à la formule de Kissinger), afin d’inclure la troisième dans un schéma européen équilibré menant vers plus d’autonomie du vieux continent, au sein d’un monde en voie de multipolarisation. Or, si la France depuis quelques années ne joue que rarement un rôle directeur (crise géorgienne), l’Allemagne risque de n’être plus en mesure de jouer le sien (à l’image de la « fin de règne » d’Angela Merkel) : l’affaiblissement de l’Allemagne sera-t-il synonyme de rééquilibrage dans le partenariat ou de paralysie supplémentaire ?

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i Roland Götz, « Allemagne-Russie, partenaires stratégiques ? », Outre-Terre 2007/2 (N° 19), p. 229-247.

ii Propos recueillis par Pascal Boniface « La Russie en quête d’identité. Entretien avec Hélène Carrère d’Encausse », La Revue internationale et stratégique 2015/4 (N° 100), p. 55-62.

iii Thomas Gomart, « La politique russe de la France : fin de cycle ? », Politique étrangère 2007/1 (Printemps), p. 123-135.

iv Henri de Grossouvre, « La Russie : nouvel arbitre européen ? », Outre-Terre 2007/2 (N° 19), p. 35-47.

v Georges-Henri Soutou, « L’émergence du couple franco-allemand : un mariage de raison », Politique étrangère 012/4 (Hiver), p. 727-738.

vi Stephan Martens, « L’Allemagne n’est plus américaine », Outre-Terre 2003/4 (N° 5), p. 175-190.

vii Pascal Boniface, « Le gaullo-mitterrandisme, un concept toujours pertinent », La Revue internationale et stratégique 2018/1 (N° 109), p. 22-35.

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Valentin Allary-Lacroix est diplômé d’IRIS Sup’ en Géopolitique et prospective. Son mémoire de fin d’année, qui a inspiré cet article, avait pour thème : « Relations avec la Russie : facteur de convergence ou de divergence entre France et Allemagne ? ». Il était dirigé par Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur de France en Russie, directeur de recherche à l’IRIS.
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