ANALYSES

Jusqu’où la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis peut-elle aller ?

Interview
6 avril 2018
Le point de vue de Sylvie Matelly


L’escalade des menaces entre les deux géants économiques est relancée. Dans le cadre de la guerre commerciale entre Washington et Pékin, la Chine a fermement rétorqué aux mesures tarifaires prises par les États-Unis, en annonçant une taxation sur 128 produits américains, ainsi qu’une volonté d’importer son pétrole en yuan et non plus en dollar, ce qui pourrait avoir de nombreuses conséquences, tant symboliques que géopolitiques. Cette passe d’armes économiques illustre également un retrait progressif de l’OMC, n’ayant finalement que peu de pouvoir de médiation dans le cadre de ce conflit. Le point de vue de Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’IRIS.

La Chine a annoncé la suspension des concessions tarifaires sur une liste de 128 produits américains, en réponse aux mesures protectionnistes prises par les États-Unis. Quels vont être les impacts de ces mesures punitives pour l’économie américaine ? Jusqu’où cette guerre commerciale entre Pékin et Washington peut-elle aller ?

Cette déclaration de la part de Pékin intervient suite à l’annonce des mesures tarifaires sur l’acier et l’aluminium par le président Trump, au début du mois de mars qui faisait elle-même suite à des promesses de campagne. L’argument avancé par l’administration américaine pour justifier de telles mesures est celui de la sécurité nationale : tout le monde sait qu’il faut de l’acier pour faire des tanks et des avions de combat et lorsque cette industrie est menacée par la concurrence étrangère, c’est l’indépendance stratégique qui en est affectée, voilà l’argument. Ce dernier est important, car il est prévu par la charte de l’OMC, et s’il est avéré, il rend les États-Unis inattaquables devant l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC. C’est pour cette raison que la première réaction des Européens a été de le contester.

Dans un premier temps, le Président chinois Xi Jinping n’avait que très peu réagi, car les mesures sur l’acier et l’aluminium concernaient finalement assez peu l’économie chinoise. En effet, l’acier représente moins de 3% des exportations de la Chine vers les États-Unis. Le président Trump, probablement alerté par ses conseillers, a rapidement compris que ces mesures n’avaient qu’un faible impact sur l’économie chinoise. Or, deux pays sont depuis toujours dans le collimateur de Donald Trump : la Chine et l’Allemagne qui sont les 2 grands responsables du déficit commercial américain.

C’est dans ce contexte que Donald Trump annonce, fin mars, une seconde vague de mesures protectionnistes, qui cette fois visera directement Pékin, et dont l’argument central est la protection de la propriété intellectuelle avec la double idée que, d’une part, la Chine soutient et subventionne ses entreprises innovantes, créant ainsi des distorsions de concurrence ; d’autre part, que la Chine ne respecte pas les droits de propriété intellectuelle (droit d’auteur, brevet, etc.). Les arguments ne sont pas nouveaux et les États-Unis, alliés aux Européens, avaient déjà été très durs à l’encontre de la Chine lors de la conférence de l’OMC à Buenos Aires. L’OMC en effet abrite un accord TRIPS (Trade Related to Intellectual Property Rights) qui engage les pays membres en la matière.

Le gouvernement de Xi Jinping a donc annoncé des mesures de rétorsion concrètes vis-à-vis des États-Unis, qu’il viendrait à prendre si les États-Unis mettaient leurs menaces à exécution. L’argument qui permet de telles mesures est celui de la discrimination. En visant la Chine, et uniquement elle, les États-Unis ne respectent pas leurs engagements de traiter tous les pays de la même manière. La Chine est par cette réaction le premier pays à véritablement prendre le risque d’entrer dans une « guerre commerciale » avec la puissance américaine. Il est important de noter que la Chine est la deuxième puissance économique derrière les États-Unis, mais la première puissance commerciale du monde. Dès lors, il y a réellement une compétition entre ces deux géants, rivaux ou partenaires potentiels et, dans ce contexte, une réelle menace de guerre commerciale. On ne s’attaque jamais à beaucoup plus fort que soi. La Chine reste toutefois prudente en réalité, bien consciente des risques tant pour sa propre économie, que pour l’économie et le commerce mondial. Dans sa dernière annonce concernant 128 produits américains qui pourraient être taxés, ils représentent exactement un montant de 50 milliards de dollars de pertes potentielles pour les entreprises américaines, ce qui constitue les estimations faites dans le cas des mesures américaines contre les entreprises chinoises.

L’objectif de la Chine est de ne surtout pas apparaître comme agressive dans cette guerre commerciale tout en affichant une fermeté certaine. Le président américain n’est vraisemblablement pas tout à fait dans cette logique, puisqu’il a réagi immédiatement en annonçant de nouvelles mesures à l’encontre des produits chinois (avec une période préalable de transition pour évaluer l’impact de ces mesures).

A l’heure actuelle, il est difficile de prévoir quelle sera la suite de cette « guerre commerciale » entre ces deux acteurs. D’un côté, les Chinois ne souhaitent pas se soumettre aux demandes de Washington, tout en étant favorables à la négociation. De l’autre côté, Donald Trump souhaite réduire le déficit commercial américain de 100 milliards de dollars et tous les moyens semblent bons. Une partie toutefois de la majorité républicaine est beaucoup plus réticente, voire opposée à de telles mesures.

Ce qui va être important à suivre est la façon dont va se positionner l’Europe. Est-ce qu’elle va céder aux pressions, parvenir à des concessions ou plutôt tenir une position ferme face aux volontés américaines ? Le président Macron, durant le dernier sommet des chefs d’État de l’Union européenne, a déclaré qu’il ne serait pas question de céder face à ces pressions. Enfin, la Corée du Sud est le seul pays qui a, dans ce contexte, accepté des concessions avec les États-Unis, et il serait fort probable que le Canada adopte la même démarche que Séoul. Les Européens seront finalement les arbitres dans cette guerre commerciale.

Le ministre chinois du Commerce a dénoncé un non-respect des règles du commerce international, précisément celui du principe de non-discrimination, de la part de l’administration américaine envers la Chine. De quelle manière l’OMC peut-elle jouer un rôle de médiatrice dans cette « guerre commerciale » ?

Dans un monde parfait, où les États respecteraient les organisations internationales, l’OMC est effectivement l’acteur qui permettrait de réunir les acteurs dans un processus de dialogue et de négociation. Mais aujourd’hui l’OMC a en réalité peu de marges de manœuvre et peu de poids face à ces imprévisibilités. La dernière conférence annuelle de l’OMC à Buenos Aires, au mois de décembre 2017, a laissé dubitatif sur les capacités de l’organisation à reprendre en main le dossier du commerce international. Cette relative faiblesse de l’OMC ne date pas seulement d’aujourd’hui. Depuis sa création en 1995, l’OMC est en difficulté pour différentes raisons, à la fois liées à son organisation, mais également au contexte économique et à l’évolution de la globalisation, avec une résurgence des États-nations souverains.

Au sein même de l’OMC, l’Organe de règlement des différends (ORD) est clairement l’instance habilitée à recevoir les plaintes des pays qui s’estiment floués par des mesures protectionnistes d’un pays membre de l’organisation. L’engagement à cette dernière repose sur le principe de la libéralisation des échanges et de la non-discrimination. Dès lors, Pékin a toute légitimité à attaquer auprès de l’ORD. Les Européens, quant à eux, contestent le fait que les mesures soient nécessaires à la sécurité économique des États-Unis. L’ORD, après lecture du dossier, devra juger s’il s’agit de protectionnisme ou de sécurité. Toutefois, l’organe est aujourd’hui paralysé par le fait que les États-Unis ont refusé, en décembre dernier, de choisir les trois juges qu’il faut renouveler au sein de l’ORD, handicapant cette dernière. Le représentant américain au commerce a clairement dénoncé le poids et le pouvoir qu’avait pris l’ORD en parlant de « judiciarisation » du commerce mondial au travers de cette dernière, et réduisant une nouvelle fois le poids de l’OMC. Une hypothèse pourrait être que, si des effets néfastes apparaissent sur la croissance économique américaine, Donald Trump utilise la carte de la négociation dans le cadre de ce conflit pour protéger ses intérêts.

La Chine, premier importateur mondial de pétrole et second consommateur de la planète après les États-Unis, serait sur le point de payer ses importations en pétro-yuan et non plus en dollars. Une guerre des monnaies avec toujours l’objectif de réduire l’hégémonie américaine est-elle aussi en cours ? Quel impact cette décision économique et financière pourrait-elle avoir ?

Il serait peu probable qu’une guerre des monnaies apparaisse entre le dollar et le yuan. Historiquement, lorsqu’il y a eu des menaces de la part des États-Unis envers la Chine, Washington dénonçait la sous-évaluation du yuan, en expliquant que ce phénomène donnait un avantage comparatif à Pékin. Aujourd’hui, lorsque la Chine annonce qu’elle souhaite importer son pétrole dans sa monnaie locale, elle souhaite rentrer dans une logique de rentabilité en souhaitant payer en yuan.  Deux éléments pourraient expliquer cette volonté : la première est l’idée que, de nos jours, lorsque la Chine achète en dollar, elle peut négocier ses tarifs, mais reste dépendante du taux de change yuan/dollar. Autrement dit, la politique monétaire américaine a des impacts sur le taux de change du dollar, et donc aurait des conséquences sur la santé économique chinoise. De la part de Pékin, ce souhait serait finalement une reprise en main d’une partie de sa souveraineté et conduirait à une plus grande marge de manœuvre dans la négociation des tarifs avec les pays exportateurs de pétrole.

Le second élément, encore plus important, est que le fait d’acheter le pétrole massivement en yuan va directement entraîner une plus grande circulation de la monnaie chinoise. Ce qui est intéressant c’est que cette circulation entre la Chine et les pays exportateurs de pétrole augmentera la quantité de yuans en circulation dans une zone qui couvre peu ou prou la route de la soie telle que pensée par la Chine.

Est-ce une guerre des monnaies ? Pas forcément ! Évidemment que ça ne peut qu’affaiblir le poids du dollar dans les transactions internationales. Pour autant, cette diversification peut aussi être bénéfique. Ainsi, l’arrivée du yuan aurait un impact plutôt stabilisateur sur la valeur des devises et augmenterait la valeur de la monnaie chinoise, car elle serait davantage demandée. Nul doute qu’en Asie, un certain nombre de pays, dont les États exportateurs de pétrole, vont accepter de recevoir des yuans du fait de leur proximité géographique et économique avec la Chine. Au niveau géopolitique, l’ascension du yuan pourrait modifier les relations des pays à cette devise, et donc directement avec Pékin, au détriment de la position américaine. Il serait probable qu’apparaisse un écosystème lié au yuan entre la Chine, les pays exportateurs de pétrole situés principalement au Moyen-Orient, et les États d’Asie du Sud-Est avec lesquels Pékin a d’importantes relations commerciales. Pour l’instant, la dimension symbolique est la plus forte parmi celles citées précédemment.

Acheter en yuan serait une reconnaissance à la souveraineté chinoise par le biais de sa devise, et finalement augmenterait la place de la Chine – ainsi que son soft power – dans l’échiquier des relations internationales.
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