ANALYSES

L’élargissement de l’OTAN et la Russie : promesse tenue ?

Tribune
21 décembre 2017


Les Américains et leurs alliés ont-ils promis aux Soviétiques qu’ils n’étendraient pas les frontières de l’OTAN, lors du processus de réunification de l’Allemagne ? Depuis près de vingt-cinq ans, les Russes affirment qu’ils ont été « trahis ». De leur côté, les Occidentaux ont toujours nié avoir jamais fait une telle promesse. Ce dialogue de sourds aurait pu se poursuivre indéfiniment si le National Security Archive, basé à la George Washington University, n’avait pas publié des documents diplomatiques déclassifiés américains, soviétiques, allemands, britanniques et français, livrant une version des faits plus nuancée.

Le 18 mars 2014, dans un discours prononcé devant la Douma, pour mieux justifier l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine soulignait les humiliations qu’avaient fait subir les Occidentaux à la Russie, en pointant notamment les promesses non tenues par l’Ouest dans les années 1989-1991. Une promesse en particulier : celle de ne pas élargir l’OTAN au-delà des frontières de l’Allemagne réunifiée. Depuis l’effondrement du bloc soviétique, l’Ouest a toujours protesté contre de telles allégations. D’ailleurs, en toute logique, jamais les Occidentaux n’auraient pu accepter la continuation de facto de la division de l’Europe. D’autant que, depuis 1975, la Charte d’Helsinki garantissait à tout pays le droit de choisir sa propre alliance.

Or, les documents révélés par le National Security Archive semblent démontrer qu’à de multiples reprises, les principaux représentants des Etats membres de l’OTAN ont garanti à Gorbatchev que la zone atlantique ne s’étendrait pas plus avant en direction du territoire russe. Dès le mois de décembre 1989, lors du sommet de Malte, le président George H.W. Bush assurait son homologue soviétique qu’il ne tirerait pas avantage des révolutions en Europe de l’Est pour nuire aux intérêts de l’URSS – même si, à cette époque, ni Bush ni Gorbatchev ne pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que la RDA s’effondrât et que la réunification allemande fût aussi rapide.

Les garanties ne se sont pas limitées à ce seul échange. Le 31 janvier 1990, dans un discours prononcé à Tutzing, en Bavière, le ministre des Affaires étrangères de RFA, Hans-Dietrich Genscher, déclarait que « les changements en Europe de l’Est et le processus de réunification ne [devaient] pas aller à l’encontre des intérêts sécuritaires de l’Union soviétique », exhortant même l’OTAN à exclure toute progression de l’Alliance atlantique vers l’est. Selon Genscher, même en cas de réunification, le territoire de l’ex-RDA serait doté d’un statut spécial qui exclurait toute intégration dans l’OTAN.

Cette idée fut remaniée, avant d’être codifiée dans le traité final, signé le 12 septembre 1990 (Traité de Moscou) : l’article 6 consacre le droit de l’Allemagne réunifiée d’appartenir à des alliances de son choix ; en revanche, l’article 5 prohibe le déploiement de forces armées autres que les forces allemandes sur le territoire de l’ex-RDA. Ce n’est qu’après le retrait – programmé – des forces armées soviétiques du territoire que « des unités des forces armées allemandes affectées aux structures d’alliance de la même manière que les unités stationnées sur le reste du territoire allemand pourront également stationner sur le territoire dans cette partie de l’Allemagne, bien que sans vecteurs d’armes nucléaires ».

Quant à la promesse de ne pas étendre les limites de l’OTAN en direction de l’URSS, elle ne figurait pas dans le traité lui-même, mais de manière implicite (et c’est tout le problème) dans plusieurs « mémorandums », c’est-à-dire des comptes rendus de discussions entre les Soviétiques et leurs principaux interlocuteurs occidentaux, dans les années 1990-1991 : Genscher, mais aussi Helmut Kohl, le secrétaire d’Etat James Baker, Robert Gates (conseiller adjoint à la Sécurité nationale puis directeur de la CIA), George H.W. Bush, François Mitterrand, Margaret Thatcher, John Major, Manfred Woener, etc. Ces discussions avaient spécifiquement trait à la protection des intérêts sécuritaires soviétiques et abordaient sérieusement l’idée d’intégrer l’URSS dans les nouvelles structures européennes de sécurité.

Eu égard à ces engagements verbaux, Gorbatchev avait alors toutes les raisons d’être rassuré sur les intentions des Occidentaux. Le 9 février 1990, et à trois reprises, le Secrétaire d’Etat américain, James Baker, a affirmé devant Gorbatchev que l’OTAN ne chercherait pas à s’étendre vers l’est. Le 18 mai, il transmettait directement au président de l’URSS ses « neuf points », qui comprenaient : la transformation de l’OTAN, le renforcement des structures européennes, la non-nucléarisation de l’Allemagne et la prise en compte des intérêts sécuritaires soviétiques. Et Baker d’ajouter : « Avant de dire quelques mots sur la question allemande, je voulais souligner que nos politiques ne visent pas à séparer l’Europe de l’Est de l’Union soviétique. Nous avions cette politique auparavant. Mais, aujourd’hui, nous sommes résolus à bâtir une Europe stable, et à le faire avec vous. »

Au total, les documents dévoilés par le National Security Archive montrent que Gorbatchev a accepté la réunification de l’Allemagne et son intégration dans l’OTAN – alors qu’il pouvait opposer son veto –, en étant légitimement convaincu des bonnes intentions des Américains et de leurs alliés à l’égard de l’URSS. Certes, aucun document officiel n’assurait formellement le leader soviétique que l’Alliance atlantique n’étendrait pas son influence au-delà du territoire allemand, mais de nombreux comptes rendus de conversations allaient dans ce sens. À cet égard, le mémorandum russe de la visite des députés du Soviet suprême à Bruxelles, en juillet 1991, est éloquent : selon ce document, Manfred Woerner, le secrétaire général de l’OTAN, aurait lui-même affirmé devant les députés « que le Conseil de l’OTAN et lui-même étaient opposés à l’extension de l’OTAN (13 membres de l’OTAN sur 16 soutiennent ce point de vue) ». L’erreur de Gorbatchev a sans doute été de ne pas exiger la confirmation par écrit de ces engagements.

Bien entendu, l’élargissement de l’OTAN n’a été sérieusement envisagé qu’à partir de 1993 : ses partisans pourront bien dire que l’Union soviétique avait alors cessé d’exister, et que l’éclatement de la Yougoslavie laissait émerger des enjeux sécuritaires et stratégiques inédits, qui rebattaient les cartes de la géopolitique régionale. Néanmoins, la disparition de l’Union soviétique ne signifiait pas la rupture des engagements moraux pris par les membres de l’OTAN : la Russie ayant immédiatement été considérée comme l’héritière de l’Union soviétique, les promesses de l’OTAN vis-à-vis de l’URSS auraient dû naturellement bénéficier à la jeune Fédération de Russie.

 
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