ANALYSES

Envoi d’une unité de combat au Soudan du Sud : ce que révèle de sa diplomatie énergétique l’engagement croissant de la Chine au sein des opérations de paix

Tribune
6 mars 2015
Par Jean-Philippe de Hauteclocque, étudiant à IRIS Sup’ en Géoéconomie et intelligence stratégique
Le ministère chinois de la Défense avait décidé en septembre 2014 de l’envoi d’un bataillon d’infanterie au Soudan du Sud ; le détachement d’un premier groupe de soldats vient tout juste d’arriver fin février à Juba, un autre est attendu courant mars. Le bataillon déployé au sein de la MINUSS (mission des Nations unies au Soudan du Sud), fort de sept cents soldats, équipé de véhicules blindés d’infanterie, de drones, de mortiers et de missiles antichars, constitue la plus importante unité de combat jamais déployée par l’Armée populaire de libération (APL) sur le sol africain.

Depuis sa première participation à une opération de maintien de la paix en 1990, l’APL a engagé 27000 soldats au sein de vingt-quatre missions de l’Organisation des nations unies (ONU). Si l’implication chinoise au sein d’opérations de maintien de la paix croît régulièrement depuis vingt ans, elle s’est particulièrement accélérée depuis deux ans, considérant aussi bien le volume que le niveau d’engagement des forces déployées. L’APL franchissait déjà un cap important en 2013 avec le déploiement d’une unité d’infanterie pour des missions de sécurité au profit de l’état-major de la MINUSMA (mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) ; l’engagement d’une unité de combat complète au Soudan du Sud reflète sa détermination à déployer tous les moyens nécessaires à la garantie de ses intérêts énergétiques sur le continent, la confiance croissante des militaires chinois dans les capacités de projection de l’APL, la volonté de Pékin d’affirmer l’engagement de la Chine au service de la paix en Afrique.

La Chine : un contributeur de poids aux opérations de maintien de la paix en Afrique

L’APL contribue à hauteur d’un peu moins de 2.000 hommes à dix opérations de l’ONU (1), dont sept en Afrique : Pékin déploie notamment 564 hommes au sein de la MINUL (Libéria), 402 au sein de la MINUSMA (Mali) et 221 au sein de la MONUSCO (Congo). Ce niveau d’engagement fait de la Chine la première nation contributrice en nombre d’hommes aux opérations de paix de l’ONU parmi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité.

La participation de la Chine aux missions des Nations unies est un processus bien rôdé : l’ONU est chargée d’organiser le transport du premier contingent de chaque opération, l’APL effectue ensuite les relèves de façon autonome. Si le soutien logistique, la fourniture de vivres et de carburants sont à la charge des Nations Unies, les matériels majeurs et l’armement sont fournis par Pékin. Il existe sept régions militaires en Chine : elles contribuent toutes aux opérations de paix à l’exception de Nankin et de Canton, totalement mobilisées sur la mer de Chine. A chaque mission est dévolue une région militaire, notamment Jinan pour la MINUSS, Shenyang pour la MINUSMA, Pékin pour la MINUL et Lanzhou pour la MONUSCO.

Historiquement, la participation chinoise aux opérations de paix se cantonnait à l’envoi d’unités médicales, logistiques ou du génie. Peu encline à dévoiler ses éventuelles lacunes, l’APL évitait jusqu’à récemment d’envoyer des unités combattantes en dehors de son territoire ; le déploiement en 2013 d’une unité d’infanterie au sein de la MINUSMA rompt avec cette stratégie et illustre la confiance croissante des dirigeants chinois dans leur outil militaire. Une nouvelle orientation confirmée par l’envoi d’une unité de combat au sein de la MINUSS, puisqu’en acceptant d’exposer directement ses soldats, l’APL trouve aussi l’occasion de renforcer une expérience du combat qui lui fait défaut et par là sa capacité opérationnelle.

Cet engagement accru au sein des opérations de paix s’inscrit dans le cadre d’une politique étrangère toujours plus active au service des intérêts de la Chine en Afrique et qui vise à restaurer l’image de Pékin auprès de ses partenaires. La participation croissante de l’APL aux missions des Nations unies donne des gages aussi bien aux Occidentaux, qui réclament une contribution de la Chine aux opérations de maintien de la paix à la mesure de sa puissance économique (deuxième puissance mondiale) et politique (membre permanent du Conseil de sécurité), qu’à ses partenaires africains. Accusé d’axer essentiellement sa politique africaine sur la recherche de débouchés commerciaux et de matières premières, Pékin souhaite mettre en avant son rôle dans la gestion des crises du continent, volonté récemment illustrée par la participation de l’envoyé spécial Zhong Jianhua au Forum de Dakar. Tout en participant à la promotion de son industrie de défense, cet engagement chinois pose les bases d’une coopération bilatérale ultérieure dans les domaines militaire et économique, particulièrement dans les secteurs des ressources minérales et énergétiques.

Une réorientation de la stratégie de défense chinoise au service de sa politique énergétique

La Chine est devenue, en 2010, la première nation consommatrice d’énergie, devançant les Etats-Unis alors qu’elle ne dispose sur son territoire que d’1,7% des réserves mondiales d’hydrocarbures. Un déficit énergétique qui va aller croissant : on estime qu’en 2020, la Chine devra importer entre dix et quinze millions de barils par jour. Dans ce contexte, le Soudan du Sud, au troisième rang des réserves prouvées de pétrole en Afrique après le Nigeria et l’Angola, suscite toutes les convoitises : l’activisme de Pékin au Soudan et au Soudan du Sud s’inscrit dans la mise en place d’une « diplomatie énergétique » qui voit la Chine s’impliquer de plus en plus directement dans la défense de ses intérêts stratégiques sur le continent africain.
Le cas soudanais est un terrain d’expérimentation pour la diplomatie chinoise : initialement soutien de Khartoum, Pékin s’est proposé, après la partition du pays en juillet 2011 qui a vu le Soudan du Sud hériter de 75% des réserves pétrolières, comme médiateur entre les deux Etats – complémentaires, puisque si la majorité des réserves sont au Sud, la totalité des infrastructures d’acheminement se trouvent au Nord – puis entre les différents acteurs du conflit interne au Soudan du Sud. Parmi les quatre régions touchées par les combats, le conflit armé qui oppose depuis décembre 2013 les partisans du président Salva Kiir et ceux du vice-président Riek Machar affecte deux importantes régions pétrolières, les Etats du Nil Supérieur et d’Unité. Prise pour cible par des rebelles dans l’Etat du Nil Supérieur, la CNPC (China National Petroleum Corporation), premier acteur de l’industrie pétrolière du Soudan du Sud, a dû évacuer au début de l’année 2014 plusieurs centaines d’employés, en l’absence desquels la production de pétrole de la région se trouve considérablement réduite.

Dans ce contexte et malgré les déclarations du ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi, selon lequel l’intervention chinoise dans la région n’était guidée par « aucun intérêt propre de la Chine », le déploiement par Pékin d’une unité de combat au Soudan du Sud n’est pas étranger à l’adoption par le Conseil de sécurité de la résolution 2155 qui autorise les soldats de la MINUSS à
« utiliser tous les moyens nécessaires pour assurer la protection des civils dans les endroits à haut risque tels que les écoles, les lieux de cultes, les hôpitaux, et les installations pétrolières ». Si Pékin peut se passer du pétrole soudanais, dont la production est actuellement réduite, cette intervention garantit auprès des investisseurs la crédibilité de l’appareil diplomatique chinois, capable de se mobiliser pour la protection de ses intérêts stratégiques. Ce déploiement s’inscrit dans le cadre d’une intensification de l’activité diplomatique chinoise et du développement de son outil militaire (hausse du budget de défense de 12,2% en 2014) mis au service de la protection des intérêts économiques, et prioritairement énergétiques, du pays : le succès de cette opération inédite décidera de l’éventuelle réitération de ce type d’engagement et pourrait, à terme, influencer dans leur ensemble la stratégie de défense et la politique étrangère de la Chine sur le continent africain.


(1) MINURSO, MINUSMA, MONUSCO, MINUAD, UNFICYP, FINUL, MINUL, MINUSS, ONUCI, ONUST. Source : Réseau de recherche sur les opérations de paix.
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