ANALYSES

La crise diplomatique entre le Qatar et des pays arabes, expression de vieilles rivalités

Interview
7 juin 2017
Le point de vue de Didier Billion
Lundi 5 juin, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Yémen et l’Égypte ont déclaré rompre leurs liens diplomatiques avec le Qatar, l’accusant de soutenir le terrorisme. L’analyse de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.

L’accusation portée par les Saoudiens et leurs alliés est-elle justifiée ou cache-t-elle d’autres motifs profonds de rivalité avec Doha ? S’agit-il d’une crise diplomatique inédite ?

On croit assister à l’histoire du pompier pyromane car c’est à la fois le Qatar et l’Arabie saoudite – et probablement davantage de la part de cette dernière – qui ont apporté leur aide à des groupes de rebelles et islamistes, voire djihadistes, sur le terrain syrien. Dénoncer unilatéralement le Qatar d’être à la fois complice des Frères musulmans, de Daech et d’Al-Qaïda est pour le moins simplificateur et, si l’on considère que l’accusation est fondée, elle doit être alors aussi appliquée à l’Arabie saoudite elle-même.

Cette accusation est en réalité l’expression d’une rivalité ancienne entre Riyad et Doha. Sur les trois organisations dont l’Arabie saoudite accuse le Qatar d’être le soutien, seule la relation entre Doha et les Frères musulmans est avérée et d’ailleurs clairement assumée. Depuis 2011 et les débuts de l’onde de choc politique qui a traversé le monde arabe, le Qatar a systématiquement tenté d’élargir son influence dans la région en soutenant la mouvance des Frères musulmans. Or, ces derniers développent depuis longtemps une orientation très critique à l’égard de la monarchie saoudienne. Cela signifie que Riyad et Doha s’opposent donc frontalement et développent des politiques radicalement divergentes à l’égard des Frères musulmans. Pour mémoire, en Égypte, Doha a par exemple apporté un actif soutien au président élu Mohamed Morsi jusqu’au coup d’État fomenté à son encontre en 2013 qui fut approuvé par Riyad.

Quant à Daech et Al-Qaïda – dont l’origine de la création n’est pas étrangère à la politique des Saoudiens, probablement bien plus que celle des Qataris -, la complaisance à leur égard est partagée à la fois par l’Arabie saoudite et par le Qatar. Enfin, mettre dans la même catégorie Frères musulmans, Daech et Al-Qaïda ne résiste guère à l’analyse.

On assiste donc à une instrumentalisation par les Saoudiens des raisons invoquées pour justifier la rupture des relations diplomatiques avec le Qatar et, de facto, la mise en œuvre d’une politique de sanctions économiques extrêmement brutale, puisqu’elle prend la forme de ce qui s’apparente à un embargo.

Cette crise est inédite par son ampleur. Le Conseil de coopération du Golfe (CCG, comprenant tous les États arabes du Golfe à l’exception du Yémen), fondé en 1981, a connu des divergences et des différences d’appréciation, notamment concernant la relation avec l’Iran. Pour autant jusqu’alors, ces crises étaient sous contrôle et n’ont jamais atteint l’intensité actuelle. Notons au passage que les États membres du CCG sont dans une situation d’asymétrie à l’égard de l’Arabie saoudite qui, de par sa taille et sa puissance économique, les surplombe. Enfin, n’oublions pas qu’il n’existe pas d’homogénéité politique entre ces États puisqu’Oman et le Koweït ne sont pas d’accord avec l’Arabie saoudite, notamment quant à la politique à l’égard de l’Iran et, pour le coup, du Qatar ; alors que Bahreïn est de facto une sorte de protectorat saoudien…

La première crise sérieuse s’est produite en 2014 lorsque les Saoudiens ont fait pression envers Doha – demandant aux États membres de retirer leurs ambassadeurs du Qatar, ce qui fut le cas durant quelques mois -, déjà à propos de la politique de Doha à l’égard des Frères musulmans et de l’Iran, mais plus généralement pour faire « rentrer Doha dans le rang ». Finalement, le Qatar semblait avoir accepté les injonctions de Riyad et la crise avait été close.

Déjà à l’époque, l’Arabie saoudite ne semblait plus supporter la montée en puissance du Qatar et la prétention de ce dernier à s’imposer sur la scène régionale, voire internationale. Riyad cherchait ainsi à s’affirmer comme le leader incontestable de la région et de la sous-région, obsédé à la fois par les risques de contestation révolutionnaire se développant dans le monde arabe et par la puissance grandissante de l’Iran.

Aujourd’hui, la configuration est différente. Non seulement la rupture est diplomatique mais il y a de plus un jeu de sanctions économiques puisque la frontière terrestre entre l’Arabie saoudite et le Qatar – pourtant vitale pour ce dernier – a notamment été fermée. Les lignes aériennes entre le Qatar et les États arabes qui soutiennent l’Arabie saoudite sont également désormais coupées. La situation est donc préoccupante et il est difficile de savoir comment la crise se dénouera. La tension atteint aujourd’hui un niveau jamais connu par les pays membres du CCG depuis sa création.

Quel impact pour l’émirat qatari cette crise peut-elle avoir sur le plan diplomatique, politique et économique ? A qui profite cette crise ?

Il est encore difficile de mesurer les impacts. Au niveau diplomatique, le Qatar se retrouve relativement isolé. Ceci étant, un certain nombre d’États de la région, parmi lesquels la Turquie – qui considère que ces sanctions ne « sont pas bonnes » selon l’expression utilisée par R. T. Erdogan -, ont exhorté les parties à trouver un terrain de négociation. Aussi, si l’isolement est réel de par l’importance des pays ayant rompu leur relation avec Doha, il ne s’agit ni de la totalité du monde arabe, ni bien sûr de la totalité de la région – loin de là -, qui ont rompu avec Doha.

D’un point de vue niveau économique, le Qatar reste une importante puissance financière de par ses richesses en hydrocarbures et de par l’ampleur de ses investissements à l’étranger. Cependant, les cours du pétrole et du gaz sont à la baisse, ce qui peut causer une difficulté au pays, bien qu’il ait encore de la réserve. La Coupe du monde de football de 2022 nécessitant plus de 200 milliards d’investissements, ces sanctions économiques arrivent au plus mauvais moment car même si le pays est très solvable, il aura besoin de beaucoup de liquidités pour cet évènement.

Au niveau des équilibres politiques intérieurs, il n’y a aucun risque dans le court terme. Le PIB/habitant au Qatar est le plus élevé au monde. La plupart des sujets de l’émir sont largement pourvus en termes de richesse et de couverture sociale donc dans, l’immédiat, ces sanctions ne vont pas susciter un mouvement de contestation. Quant à la partie de la population qatarie immigrée qui est surexploitée et ne dispose d’aucun droit, elle n’est pas en situation de se révolter. La seule difficulté, qu’on ne doit d’ailleurs pas sous-estimer, c’est la faiblesse des stocks alimentaires du Qatar, qui correspondent à environ seulement trois semaines de consommation.

La visite de Donald Trump deux semaines auparavant a-t-elle joué un rôle dans cette crise diplomatique ? Le président états-unien peut-il contribuer à déstabiliser la région ?

Donald Trump a effectivement joué un rôle de déstabilisation indéniable. Toute la politique intelligemment menée par Barack Obama dans la région, consistant à réinsérer l’Iran comme puissance normalisée et potentiellement stabilisatrice, est mise à dure épreuve depuis que Trump est arrivé à la Maison blanche. De façon caricaturale et grossière – mais respectant ses promesses électorales -, le président américain a violemment pris parti contre l’Iran, l’accusant d’être un soutien du terrorisme.

Il a clairement réinstallé l’Arabie saoudite au centre du jeu régional lors de son voyage officiel dans ce pays. Il ne s’agit pas de dire que Trump a demandé aux Saoudiens de rompre avec le Qatar – ce serait manichéen et complotiste – mais il est clair que les Saoudiens se sont sentis confortés par ce soutien actif public de Washington. Cela leur a permis de lancer l’offensive politique actuelle, dont l’arrière fond est évidemment la rivalité avec l’Iran, qui représente le nœud du problème.

Le Qatar ne partage en effet pas les mêmes positions que l’Arabie saoudite à l’égard de la République islamique d’Iran. Tout d’abord parce que le Qatar a des intérêts économiques à ne pas se brouiller avec Téhéran. Notamment, une énorme poche de gaz est exploitée à la fois par les Qataris et par les Iraniens, d’où l’intérêt d’un modus vivendi entre ces deux pays pour une exploitation raisonnable et, si possible, raisonnée. Deuxièmement, les Qataris ont parfaitement conscience de l’asymétrie qui existe avec l’Iran, de par leur différence en termes de superficie, de démographie, de puissance militaire… Les Qataris ont donc eu l’intelligence de comprendre qu’il valait mieux négocier et considérer l’Iran comme partenaire plutôt que comme ennemi.

La décision des Saoudiens, encouragée par la posture binaire de Donald Trump, est donc négative et radicalement contre-productive mais elle doit aussi se comprendre par le fait que Riyad est aussi dans une situation problématique. Son intervention militaire au Yémen est un échec absolu et l’économie du pays est en proie à un relatif affaiblissement. Si l’Arabie saoudite veut affirmer son leadership sur la région pour parer à tout mouvement révolutionnaire et contrer l’Iran, elle n’est en réalité pas capable de le faire et se croit obligée de prendre ce type de sanctions à l’encontre des États qui affirment des divergences.
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