ANALYSES

Intense polarisation de la situation politique en Turquie

Interview
8 mars 2017
Le point de vue de Didier Billion
Le 16 avril se tiendra un référendum constitutionnel visant à attribuer davantage de pouvoirs au président turc. Comment se déroule actuellement la campagne et quels sont les pronostics du résultat ?

Les conditions du déroulement de cette campagne référendaire sont problématiques d’un point de vue démocratique. La situation depuis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 est marquée par, d’un côté, une polarisation politique extrême et, de l’autre, par une répression tout azimut contre ceux que le pouvoir prétend être des complices du coup d’Etat, bien qu’aucune preuve tangible ne soit précisément présentée. Nous sommes dans une situation de combat électoral radicalement asymétrique. Tous ceux qui sont en faveur du « oui », c’est-à-dire le parti au pouvoir, l’AKP, et son allié le Parti d’action nationaliste (droite radicale), ont à leur disposition tous les moyens étatiques et médiatiques pour faire campagne. A contrario, les partis politiques en faveur du « non », à savoir le Parti républicain du peuple, kémaliste, et le Parti démocratique des peuples, kurdiste, sont à contre-courant. Le premier reste assez inaudible, tandis que le second est soumis à la répression, notamment avec 12 députés emprisonnés, dont la co-présidente du parti, Figen Yuksekdag, qui a été déchue de son mandat parlementaire et condamnée à 10 mois de prison.
Par ailleurs, au sein de la société civile qui est diverse et plurielle, une partie soutient le pouvoir mais l’autre, opposée au référendum, fait le dos rond : elle n’a pas les moyens aujourd’hui de s’exprimer librement et est comme tétanisée, puisque toute posture d’opposition induit un risque réel de répression. Pour mémoire, 40 000 à 45 000 personnes ont été arrêtées et plus de 120 000 ont été licenciées.
On observe également une forme « d’hystérisation » du débat politique de la part du pouvoir. Ce dernier n’hésite en effet pas à traiter de complices des terroristes, de manière systématique, ceux qui sont favorables au « non ». Le débat n’est donc pas serein et l’asymétrie est totale entre les partisans des deux camps.
En dépit de cette situation, les jeux ne sont à ce jour pas faits. Bien sûr, les sondages d’opinion doivent être maniés avec la plus grande précaution, mais au vu de la situation précédemment décrite, le fait que le « oui » ne l’emporte pas clairement est un indicateur de plusieurs phénomènes. Au sein même de l’électorat de l’AKP, certains considèrent que « trop c’est trop » et que la polarisation systématique de la situation politique pratiquée par le pouvoir depuis plusieurs années, et qui s’est accrue depuis l’été dernier, constitue un danger pour l’avenir de la Turquie. D’autant que la dégradation de la situation économique, perceptible ces derniers mois, va probablement commencer à effriter la base électorale de l’AKP. Paradoxalement, malgré tous les moyens de propagande utilisés par le pouvoir, la victoire n’est pas forcément assurée. Si le « oui » l’emporte, ce serait la codification institutionnelle d’une situation de fait : Erdoğan bénéficierait de pouvoirs considérablement accrus puisqu’il pourrait nommer et démettre à lui seul tous les ministres, sans devoir en référer au Parlement comme aujourd’hui. Le rôle du Parlement serait ainsi considérablement réduit. Le poste de Premier ministre serait également supprimé. L’appareil judiciaire serait quant à lui davantage sous la coupe du pouvoir exécutif, ce qui menacerait l’Etat de droit. Cerise sur le gâteau, cette modification constitutionnelle permettrait à Erdoğan de se faire élire deux fois pour 5 ans, jusqu’en 2029. Ainsi, le projet de présidentialisation caressé par Recep Tayyip Erdoğan depuis des années se réaliserait. Si le « non » l’emportait, cela ne changerait certes pas immédiatement les rapports de force mais cela constituerait une sévère défaite politique pour le président turc, qui risquerait alors de radicaliser encore plus sa politique. En effet, lui qui n’a connu que des victoires depuis 2002 (12 victoires électorales successives), prendrait très négativement un tel échec. Le « non » constituerait certes une bonne nouvelle pour les démocrates mais ne signifierait pas un coup d’arrêt aux velléités autoritaires du président turc.

Les déclarations du président turc ont jeté un froid sur les relations diplomatiques turco-allemandes et le gouvernement néerlandais s’est également opposé à la tenue de meetings de soutien. Erdoğan est-il en train de s’isoler sur le plan européen et international ?

Il est inadmissible qu’un chef d’Etat d’un pays, qui plus est candidat à l’Union européenne (UE), caractérise ces mesures de méthodes nazies. C’est proprement inqualifiable et inacceptable, mais cela illustre une fuite en avant d’Erdoğan, qui donne l’impression que tout est possible et qu’il n’existe plus désormais aucune limite. Ces déclarations condamnables ont lieu dans un contexte déjà très dégradé entre l’Allemagne et la Turquie. Pour mémoire, le Parlement allemand a adopté une résolution de reconnaissance du génocide arménien en juin 2016, ce qui avait déjà suscité des tensions. Le gouvernement turc accuse fréquemment l’Allemagne d’abriter des terroristes du PKK, ainsi que des membres de la communauté de Fethullah Gülen, présentée comme responsable du coup d’Etat. Dernièrement, un correspondant allemand d’origine turc du quotidien germanique Die Welt a été arrêté et incarcéré Turquie, sous le prétexte d’être un agent allemand et un complice du PKK. Enfin, il y a un mois, les services de renseignement allemands ont considéré que certains imams nommés par le gouvernement turc étaient des espions. La conjugaison de ces éléments indique une réelle tension dans les relations germano-turques. Cette accusation de pratiques nazies représente la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
D’une façon plus générale, on observe aussi une dégradation des relations entre la Turquie et l’Union européenne. Ainsi, Ankara reproche par exemple à l’UE de ne pas avoir été assez solidaire dans la condamnation du coup d’Etat de juillet. La Turquie accuse également d’autres pays européens d’abriter des partisans du PKK et de Fethullah Gülen. Le gouvernement turc critique aussi régulièrement l’UE au sujet de la non-application d’une des clauses de l’accord du 18 mars 2015 sur la question des réfugiés. Enfin, les pourparlers d’adhésion de la Turquie à l’UE sont au point mort.
Pour autant, tourner le dos à Ankara serait une erreur. A contrario, il faut refonder les relations bilatérales en remettant à plat l’ensemble des dossiers, afin de repartir sur des bases nettes et claires. Oui ou non la Turquie reste-t-elle encore un élément potentiellement stabilisateur vis-à-vis du chaos qui prévaut dans la région du Moyen-Orient ? L’UE a besoin de la Turquie, la pire des erreurs serait donc d’accepter la résolution du Parlement européen qui préconise de geler les relations avec Ankara.

Fin février, les forces spéciales turques ont repris le contrôle de la ville d’Al-Bab en Syrie, objectif fixé depuis août 2016. Quels enjeux stratégiques représente cette avancée pour Ankara ?

L’enjeu stratégique fondamental, et raison pour laquelle l’armée turque a engagé l’opération « Bouclier de l’Euphrate » le 24 août 2016, était « d’expulser » les terroristes de cette région. Pour Ankara, ces terroristes sont certes les combattants de l’Etat islamique (EI), mais aussi les miliciens affiliés au Parti de l’union démocratique (PYD), dont la Turquie considère qu’il constitue la projection syrienne du PKK. Ce dernier est qualifié, rappelons-le, d’organisation terroriste par le gouvernement turc et par l’UE. Les Turcs souhaitent donc empêcher une jonction des cantons au Nord-Est et au Nord-Ouest contrôlés par les Kurdes de Syrie du PYD. La prise d’Al-Bab, tenue jusqu’alors par l’Etat islamique, permet d’empêcher une telle unification et assure la pérennisation de la présence de l’armée turque. Cet objectif stratégique a donc été atteint, mais le pouvoir turc veut aller plus loin en se lançant à la conquête de Manbij, à une cinquantaine de kilomètres à l’Est d’Al-Bab. Manbij est tenue, depuis août 2016, par les Forces démocratiques syriennes (FDS), constituées par une alliance kurdo-arabe dirigée par le PYD.
Or, le 2 mars 2017 un accord a été passé entre les FDS et les troupes de Bachar al-Assad prévoyant le retrait des Forces démocratiques syriennes de Manbij pour laisser la place aux gardes-frontières syriens. Il existe donc potentiellement désormais un risque d’affrontement entre l’armée turque et l’armée syrienne.
Considérant le rapprochement entre la Turquie et la Russie mais que cette dernière reste un soutien solide à Bachar al-Assad, le jeu se complexifie encore un peu plus. Les Etats-Unis soutiennent, quant à eux, les Forces démocratiques syriennes, qu’ils considèrent comme la principale force pouvant se battre sur le terrain contre l’EI. Le souhait turc de voir le soutien des Américains aux FDS cesser ne sera donc pas exaucé.
La Turquie est un élément incontournable des évolutions sur le terrain syrien mais la lutte d’Ankara contre les forces kurdes n’est partagée ni par Moscou, ni par Washington. La Turquie se trouve donc au sein d’un nœud de contradictions dont il est difficile de connaître le dénouement. La mère de toutes les batailles en Syrie, celle qui va décanter les positions, est en réalité la ville de Raqqa, que toutes les forces influentes en Syrie espèrent être les premières à libérer.
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