ANALYSES

Purge en Turquie : la « stratégie autoritaire d’Erdoğan »

Interview
9 novembre 2016
Le point de vue de Didier Billion
En Turquie, la purge s’est intensifiée avec l’arrestation, le 4 novembre, de députés du HDP – pro-kurde –, dont ses deux co-présidents. Où va la Turquie ? Ces arrestations sont-elles légitimes alors que le gouvernement a été victime d’une tentative de coup d’Etat ou sommes-nous face à une dérive autoritaire ?

Plus qu’une « dérive autoritaire », je pense que le terme de « stratégie autoritaire » est plus approprié. En juillet dernier, la Turquie a subi une tentative de coup d’Etat au cours duquel le Parlement a été bombardé et près de 250 civils ont trouvé la mort. Face à la gravité d’une telle situation, il est tout à fait légitime qu’un Etat se défende. Cependant, dans le cas de la Turquie, les purges sont massives. Cent mille personnes ont d’ores et déjà été limogées et les arrestations de plus de 35.000 individus ont été opérées.
La situation est infiniment préoccupante, tout comme la mise en cause systématique des gülenistes dans l’organisation du coup d’Etat de la part du gouvernement. Pour l’instant, la justice turque n’a pas fourni de preuve tangible quant à leur culpabilité, bien qu’il existe une forte présomption pour que des gülenistes aient pris part à l’organisation des évènements du 15 juillet. On attend désormais des preuves. Ces éléments donnent l’impression que l’Etat de droit en Turquie a laissé place à un arbitraire généralisé et que l’appareil d’Etat lui-même s’affaiblit considérablement. Rappelons que la moitié des pilotes de chasse ont été limogés à l’instar de 27% des magistrats. Cette situation inquiète, à l’heure ou le contexte régional rend nécessaire l’existence d’un Etat turc organisé et efficient.
Au cours de ces deux dernières semaines, le gouvernement turc a démontré qu’il ne ciblait pas seulement les gülenistes. Le 31 octobre dernier, 13 journalistes de Cumhuriyet, journal kémaliste républicain, ont été arrêtés. Les accusations de complicité avec les gülenistes et le PKK formulées à l’encontre de ces journalistes sont totalement absurdes. Les kémalistes républicains nourrissent, en effet, une aversion aussi bien à l’égard des partisans du mouvement de Fethullah Gülen que pour ceux du PKK.
Aujourd’hui, 142 journalistes sont emprisonnés.
La fuite en avant des autorités politiques turques s’est poursuivie vendredi dernier avec l’arrestation des députés du Parti démocratique des peuples (HDP). Ces arrestations sont inacceptables et d’une grande gravité. Elles sont officiellement motivées par le fait que les députés ont refusé de se rendre aux convocations du procureur pour être entendus sur leurs liens supposés avec le PKK. Cependant, si ce dernier est considéré comme une organisation terroriste, ce n’est pas le cas du HDP, parti légal et parlementaire.
Au vue de ces éléments, il apparaît clairement que Recep Tayyip Erdoğan est en train de mettre en place une stratégie autoritaire. La tentative du coup d’Etat du 15 juillet a laissé place à un contre coup d’Etat civil orchestré par le pouvoir. Aujourd’hui, l’on assiste à un reformatage de l’appareil d’Etat turc au profit de la mise en œuvre d’un Etat purement AKP.

Comment réagissent les différents partis d’opposition et la société civile turque face à ces purges massives ? Pensez-vous que l’administration soit toujours en état de marche après la suspension de nombreux fonctionnaires ?

La société civile existe mais elle éprouve de vives difficultés à réagir. Le climat est anxiogène et de nombreux citoyens refusent de s’exprimer publiquement par crainte d’être, à leur tour, dans le collimateur du gouvernement. Par conséquent, et pour des raisons de sûreté, la société civile fait profil bas à l’exception de quelques personnalités. C’est le cas de Kadri Gürsel, conseiller éditorial de Cumhuriyet, reçu à plusieurs reprises à l’IRIS. Après le coup d’Etat, Kadri Gürsel a continué à s’exprimer librement et pacifiquement par voie de presse. Il a été arrêté lundi dernier.
Quant aux partis d’opposition, ils font également face à de nombreuses difficultés. C’est notamment le cas du HDP. Après l’arrestation de ses parlementaires, dont ses deux co-présidents, le parti pro-kurde a décidé de cesser toute activité parlementaire. Les 59 députés HDP ne sont, par conséquent, plus en mesure d’accomplir le mandat pour lequel ils ont été élus (5 millions de personnes avaient voté pour le HDP aux législatives de novembre 2015).
Autre parti parlementaire, le Parti d’action nationaliste (MHP). Il s’agit d’un parti d’extrême droite xénophobe qui est en phase d’alignement avec le président Erdoğan. Ce dernier a récemment rencontré le président du MHP, Devlet Bahçeli. Les militants du MHP n’hésitent pas, eux, à parler librement. Parmi leurs revendications : soutien à la répression mise en place par le gouvernement, rétablissement de la peine de mort et mise en place de mesures drastiques contre les militants kurdes.
Quant au principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), ses dirigeants ont, dans un premier temps, soutenu l’action du gouvernement après le coup d’Etat. Aujourd’hui, dans un climat d’hypernationalisme, ils se retrouvent piégés dans la fuite en avant de Recep Tayyip Erdoğan et éprouvent les plus grandes difficultés à faire respecter ce qui reste de l’Etat de droit. Ils tentent en ce sens, de se dissocier de l’action du gouvernement turc mais leur marge de manœuvre reste limitée.
Le panorama de l’opposition, aujourd’hui en Turquie, n’est guère reluisant et ceux qui tentent de protester contre les mesures du gouvernement demeurent inaudibles.

Fort de sa nouvelle politique intérieure, comment évoluent les relations de la Turquie avec les Européens, son allié américain, et plus globalement, avec la communauté internationale ?

Les relations entre l’Union européenne et la Turquie sont très tendues. Dans les jours qui ont suivi le 15 juillet, Recep Tayyip Erdoğan a vivement critiqué l’attitude des Européens. Il estime que ces derniers n’ont pas suffisamment fait preuve de solidarité lors du coup d’Etat. Les mois qui ont suivi sont marqués par une escalade de la tension entre les deux parties. Erdoğan a récemment accusé l’Allemagne d’abriter des « complices de terroristes » car ses dirigeants ont refusé d’extrader plusieurs individus.
Un autre point de fixation dans la relation entre la Turquie et l’Union européenne tourne autour de l’accord sur les migrants. Il fonctionne encore, mais considérant que la question des visas entre les deux parties n’a toujours pas été réglée, il se pourrait que la Turquie remette en cause l’accord conclu le 18 mars dernier.
Les relations sont tout aussi tendues entre le Turquie et les Etats-Unis, et ce, pour deux raisons. Premièrement, les Etats-Unis refusent de livrer Fethullah Gülen, exilé depuis 1999. La justice turque a demandé son extradition, peu après le coup d’Etat, en fournissant de très nombreux dossiers (500.000 documents) justifiant cette demande. A l’heure actuelle, l’exécutif américain n’a pas fourni de réponse ; s’il était amené à saisir la justice sur ce dossier, la période d’instruction serait longue, ce qui m’amène à penser que la tension autour du cas Gülen ne risque pas de s’apaiser dans les mois, voire les années, à venir.
Le dossier syrien est l’autre grand point de crispation. Le Parti de l’union démocratique (PYD), projection du PKK, bénéficie du soutien des Etats-Unis dans sa lutte anti-Daech alors qu’il est considéré comme une organisation terroriste par les Turcs. Ces derniers exigent, par conséquent, la cessation de tout soutien envers le PYD. Les Américains refusent pour leur part, car les combattants kurdes s’avèrent d’une grande utilité dans les combats au sol contre Daech.
En ce qui concerne la communauté internationale, la situation se différencie en fonction des acteurs. Les faits majeurs de la période post-coup d’Etat sont le rapprochement de la Turquie avec Israël, au mois de mai, et avec la Russie, cet été.
Enfin, un dernier fait inquiète : l’utilisation, par Erdoğan, de sa politique extérieure pour alimenter les mesures liberticides prises au niveau intérieur. Il ne cesse, par exemple, de revendiquer le droit de prendre part à la libération de Mossoul que l’Irak refuse catégoriquement. Face au refus, Recep Tayyip Erdoğan a tenu des propos injurieux à l’égard du Premier ministre irakien adoptant une conduite indigne d’un chef d’Etat. En ce sens, le président turc utilise la stratégie de la tension avec ses voisins dans un objectif interne : justifier les mesures liberticides prises au niveau domestique en se présentant comme le seul capable de défendre les intérêts nationaux d’une Turquie « entourée » d’ennemis.
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