ANALYSES

Le Brexit peut-il tuer Lancaster House ?

Tribune
22 juin 2016
Quand on parle de la relation de défense entre la France et le Royaume-Uni, on a tendance à se focaliser sur le traité de Lancaster House, signé par ces deux pays en 2010, qui est venu sceller une forme de coopération structurée permanente au sens du traité de Lisbonne, mais dont la particularité est d’être bilatérale.

Les origines du traité de Lancaster House

La relation franco-britannique dans le domaine de la défense est plus ancienne et plus complexe qu’on peut le penser. Sans remonter à l’épisode du canal de Suez en 1956, où Français et Britanniques lancèrent, sans succès, une opération militaire pour reprendre le contrôle du canal de Suez qui venait d’être nationalisé par le dirigeant égyptien Nasser, on constate que ces deux pays ont toujours entretenu des relations étroites, bien que parfois difficiles, dans le domaine de la défense.

Dans les années 90, les conflits balkaniques furent l’occasion pour les militaires français et britanniques de se côtoyer lors d’opérations extérieures. Français et Britanniques réalisèrent alors qu’ils avaient des doctrines d’emploi des forces similaires, ce qui jouera un rôle structurant dans les années futures. Parallèlement, dès ce début des années 90, des thèmes plus précis de coopération furent envisagés comme la possibilité de procéder à des achats d’armement croisés entre les deux pays ou la possibilité de coordonner les patrouilles des sous-marins des deux pays porteur de l’arme nucléaire. La première décision n’aboutit à aucun résultat concret, la France n’acheta pas plus d’armement au Royaume-Uni que le Royaume-Uni ne le fît en France. Quant aux discussions sur le nucléaire militaire, si les échanges sur les doctrines de dissuasion furent intenses, aucune coopération ne fut possible dans le domaine de la propulsion des sous-marins nucléaires du fait des accords passés par les Etats-Unis avec le Royaume-Uni dans ce domaine [1]. Reste que ces thèmes de coopération ne différaient pas de ceux que l’on retrouvera ultérieurement dans le traité de Lancaster House.

Le climat favorable à la coopération de défense franco-britannique des années 90 n’empêcha pas les deux pays de ferrailler sur la nécessité de développer une véritable politique de défense européenne que les Français veulent autonome et que les Britanniques veulent insérer dans l’Otan. Les positions irréconciliables des deux pays se rejoindront bien lors du sommet de Saint-Malo de 1998, car il fallait que l’Union européenne se dote des capacités nécessaires pour conduire les opérations de la politique européenne de sécurité et de défense qui avaient tant manqué durant les conflits balkaniques. Mais les divergences de fond réapparurent très vite. Le divorce sembla consommé en 2003 lorsque la France du président Chirac refusa de participer à l’opération militaire en Irak et émis l’idée de la création d’une cellule de planification militaire dans l’Union européenne, proposition que refusera systématiquement Londres considérant qu’il s’agit d’une duplication inutile par rapport à l’Otan.

On aurait pu penser qu’à partir de ce moment les relations franco-britanniques seraient au plus bas. Si ce fut le cas au niveau politico-diplomatique, cela n’empêcha pas la coopération militaire de se poursuivre sur une base très pragmatique. Les Britanniques et les Français sont à l’origine de la création des batllegroups 1500 de l’Union européenne, ils envisagèrent la possibilité de fabriquer un porte-avions en commun en 2004 et, surtout, ils mirent en place en 2006 une structure de dialogue mixte ministère de la Défense/Industrie, le High Level Working Group (HLWG), chargée d’identifier les domaines de coopération dans le domaine de l’armement notamment en matière de recherche. D’une certaine manière, on peut donc considérer que ce qui sera le cœur du Traité de Lancaster House était déjà mis en place dès 2006 avec le HLWG.

L’initiative du traité de Lancaster House, qui sera signé en 2010, revient aux Britanniques même si celui-ci n’aurait pu être signé sans l’oreille favorable du président Sarkozy à la proposition britannique. Les Britanniques prirent cette initiative alors qu’ils envisageaient de réduire drastiquement leur budget de défense et qu’ils réalisaient qu’il leur faudrait coopérer davantage s’ils voulaient conserver leurs capacités militaires. Or, si la special relationship avec les Etats-Unis sembla se distendre avec l’Amérique d’Obama, il en fut tout autrement avec la France, le président français Nicolas Sarkozy venant de décider la réintégration de la France dans le commandement militaire intégré de l’Otan, une pierre d’achoppement historique dans la relation franco-britannique de défense. Les préoccupations des Français en matière de capacités militaires, avec un budget qui se réduisait également, le niveau similaire de leur industrie d’armement, une convergence de vue dans l’utilisation de la force armée militaient pour une telle coopération. Dans le même temps, la relation franco-allemande dans le domaine de la défense vivotait, la coopération franco-britannique semblait donc être la bonne option : le traité fut signé le 2 novembre 2010.

Le traité de Lancaster House : fantasme et réalité de la coopération franco-britannique dans le domaine de la défense

Le génie, ou l’erreur, des Français et des Britanniques fut d’élever l’accord de Lancaster House au niveau de traité. Or, formellement, le traité de Lancaster House ne couvre qu’un accord très spécifique portant sur le nucléaire militaire visant à développer un centre commun dédié à des tests sur la sûreté des têtes nucléaires. Au surplus, il était prévu qu’il n’y aurait aucun partage d’informations sur les conditions de réalisation de ces tests pour conserver secret les caractéristiques des forces de dissuasion des deux pays. Cet accord ne faisait que parachever les discussions entamées dans les années 90. En réalité, le choix du traité était dicté par des impératifs de communication et était destiné à donner plus d’aura au partenariat franco-britannique. C’était une demande britannique acceptée de bonne grâce par les Français. On peut soupçonner, du côté britannique, la volonté de montrer que la coopération dans le domaine de la défense avec la France se faisait hors de l’Union européenne. Pour la France, l’objectif était d’une certaine manière opposé : l’essentiel était de prouver que la coopération européenne dans le domaine de la défense avançait alors qu’elle venait de réintégrer le commandement militaire intégré de l’Otan. Peu importait que la coopération fût bilatérale, elle s’inscrivait dans la lignée du sommet franco-britannique de Saint-Malo de 1998 qui avait posé les prémices de la PSDC et le Royaume-Uni était membre de l’Union européenne.

Le traité a entrainé des réactions de défiance de la part d’un certain nombre de pays européens, dont l’Allemagne et l’Italie qui ont eu le sentiment que la France se détournait d’eux et de l’Union européenne. Le sentiment était que Français et Britanniques voulaient constituer une Union de défense à eux seuls. La réalité est plus prosaïque que cela. Dans le contenu de l’accord portant sur le domaine conventionnel, Français et Britanniques se sont contentés de lister les thèmes sur lesquels une coopération apparaissait possible, sorte de feuille de route pour le futur. Parmi ces thèmes, nombre existait avant la signature du traité de Lancaster House. Il était ainsi évoqué les objectifs en matière de recherche commune de défense qui figuraient au sein du HLWG depuis 2006. De même, les discussions visant à consolider la position du missilier MBDA par une intégration accrue avait commencé depuis des années.

Le traité de Lancaster House n’a donc rien révolutionné comme ont pu le penser les autres membres de l’Union européenne qui se sentaient exclus. Il présentait toutefois un avantage : l’impulsion politique, très forte, obligeait les administrations et les entreprises à fournir chaque année les délivrables, mis à l’ordre du jour des sommets franco-britannique, qui se tenaient annuellement. Ce fut sans doute l’apport principal du traité.

Mais ce traité a présenté également un inconvénient. Il fermait, ou donnait l’impression de fermer, la coopération aux autres pays. En France, cela correspondait aussi à la période où on déplorait le manque d’efficacité de la coopération multilatérale symbolisé par les déboires de l’A400M. Pourtant, nombre de sujets de coopération avaient vocation à être traités à un moment ou un autre dans un cadre plus large. On pense au projet « One MBDA » d’intégration plus grande du missilier, aux coopérations envisagées sur les drones tactiques ou au démonstrateur anti-mines qui était issu d’un projet développé au sein de l’Agence européenne de défense auquel participait également l’Allemagne.

Enfin, un des cœurs de la coopération franco-britannique était la force expéditionnaire commune interarmées (CJEF). Ce projet cherchait à capitaliser sur la coopération ad hoc nouée sur le terrain entre forces françaises et britanniques prenant en compte le fait que les deux pays avaient une approche similaire de l’usage de la force. Depuis 2010, cette coopération a permis aux deux pays d’appréhender progressivement toutes les difficultés liées à un fonctionnement intégré d’une force franco-britannique interarmées allant de la difficulté à faire dialoguer les systèmes de communication ou à mettre en commun des soutiens logistiques qui n’ont pas été conçus de la même manière dans les deux pays. Le CJEF restera donc un laboratoire unique d’intégration des forces armées dont les enseignements devront être étendus au niveau européen.

Avec le temps, certains des projets de coopération franco-britannique initialement envisagés ont été abandonnés. C’est le cas des équipements et technologies communs qui devaient être envisagés pour les sous-marins. Certains projets n’ont pas abouti. Ainsi, au début de l’année 2016, la France a décidé de s’équiper de drones tactiques Patroller, fabriqués par Sagem, abandonnant le projet un moment envisagé de se doter de drones Watchkeeper en service dans l’armée britannique. Les Britanniques, pour leur part, n’ont pas donné suite à la proposition française d’équiper leurs forces armées avec des VBCI. Pas plus que dans les années 90, ces projets d’achats croisés n’ont abouti. Le projet One MBDA qui consistait à approfondir le processus d’intégration de l’entreprise s’est quant à lui poursuivi. La France a décidé de se doter du missile antinavire léger pour consolider un programme déjà choisi par le Royaume-Uni. Le projet de drone MALE franco-britannique, qui figurait dans la liste initiale de la coopération bilatérale, est aujourd’hui devenu un projet qui rassemble la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne : preuve que l’on ne pouvait enfermer la coopération européenne en matière d’armement dans le cadre franco-britannique.

Le projet qui a été poursuivi avec le plus de détermination depuis 6 ans est celui du Future Combat Air System (FCAS), futur drone de combat. Lors du sommet franco-britannique de mars 2016, il a été décidé de confier à Dassault et Bae Systems le soin de construire un démonstrateur avec une enveloppe de 2 milliards d’euros. Il ne faut pas négliger que le projet FCAS a conduit les deux pays à dialoguer sur les technologies stratégiques mises en jeu dans ce projet. Ce dialogue s’est déroulé dans un climat de confiance réciproque entre les deux Etats, ce qui les incite à ne pas ouvrir trop vite une telle coopération à d’autres partenaires afin de préserver l’efficacité de la coopération.

Depuis la signature du traité de Lancaster House en 2010, les relations franco-britanniques ont évolué. La lune de miel entre les deux pays, entamée lors de la signature du traité, a connu son apogée lors de l’opération militaire en Libye en 2011. Depuis, les échanges sont apparus plus distendus. Le nouveau président de la République, François Hollande a souhaité afficher un rééquilibrage avec l’Allemagne lors de son élection en 2012. Les Britanniques ont fait défaut à la France quand Paris a envisagé une opération militaire en Syrie en septembre 2013 mettant fin à cette croyance que Français et Britanniques seraient de tous les combats. Des clivages plus traditionnels sont réapparus dans le cas de la crise ukrainienne. Quand la France et l’Allemagne cherchent à ne pas stigmatiser outre mesure la Russie pour trouver une solution diplomatique à la crise, le Royaume-Uni adopte une position très critique sur la Russie, proche de celle des pays d’Europe centrale et orientale et des pays baltes. Aujourd’hui, si Lancaster House existe toujours, et il s’est avéré être un format utile de coopération en matière de défense, l’impulsion politique apparait clairement moins forte de part et d’autre de la Manche qu’elle ne l’était à l’origine.

Le Brexit annoncera-t-il la fin de Lancaster House ?

S’il est évident que le Brexit ne peut avoir un effet positif sur la coopération franco-britannique dans le domaine de la défense, il ne scellera certainement pas la fin du traité de Lancaster House et de la coopération franco-britannique.

En premier lieu, on constate qu’aucun des sujets de coopération entre les deux pays n’a de lien direct ou indirect avec le fonctionnement des institutions européennes, que ce soit avec les instruments de la PSDC pour conduire des opérations militaires, avec l’Agence européenne de défense ou avec la Commission européenne. La coopération franco-britannique pourra donc continuer en cas de Brexit. On voit mal un pays européen, et particulièrement la France, remettre en cause une entreprise comme MBDA qui est aujourd’hui la vitrine de l’intégration industrielle européenne en matière de défense, l’exemple d’un champion industriel européen compétitif sur le marché mondial face aux entreprises américaines.

Reste un handicap qui ne sera pas mince pour la France : la coopération avec le Royaume-Uni… ne pourra plus être qualifiée de coopération européenne. Le symbole est fort car la France a depuis toujours cherché à promouvoir l’émergence d’une Union européenne qui soit un acteur qui compte sur la scène internationale. Le Brexit pourrait conduire à un recentrage de la politique de coopération de la France en matière de défense vers d’autres pays de l’Union. Toutefois, il ne faut pas non plus nier que la France elle-même s’est détournée de l’UE, notamment parce que ses partenaires étaient de peu de soutien dans les opérations extérieures. Une politique de coopération ad hoc, réservant une place privilégiée au Royaume-Uni pourrait donc voir le jour. Dernier facteur à prendre en compte, la France a toujours milité pour la préservation d’une autonomie stratégique forte en matière d’industrie de défense et elle souhaite inscrire cette notion dans un cadre européen. La France cherchera donc à obtenir de Londres des garanties sérieuses sur ce sujet cas de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne.

[1] Bruno Tertrais, Entente Nucléaire : Options for UK-French Nuclear Cooperation, Discussion Paper 3 of the BASIC Trident Commission, 2012.
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