ANALYSES

Le Tchad et le Sahel, entre rupture et continuité ?

Interview
11 avril 2016
Le point de vue de Philippe Hugon
Depuis son arrivée au pouvoir en 1990, suite à un coup d’Etat soutenu par la France, le président tchadien Idriss Déby semble indéboulonnable. Sur quoi reposent sa popularité et sa force ? Qu’en est-il des mouvements populaires en faveur d’une alternance politique au Tchad ?
Effectivement, Idriss Déby est au pouvoir depuis plus d’un quart de siècle et brigue aujourd’hui son cinquième mandat présidentiel. Il tient les rênes du pouvoir parce qu’il est arrivé à museler et à diviser l’opposition – 13 candidats de partis différents s’affrontent lors de cette élection présidentielle – mais aussi parce que c’est un militaire qui bénéficie de l’appui de l’armée, des bérets rouges, de sa garde présidentielle de la même ethnie qui lui (zaghawa), etc. Le président-candidat a profité de la rente pétrolière qui lui a conféré des marges de manœuvre pour constituer une armée forte et asseoir son contrôle sur le Tchad. Il faut savoir qu’Idriss Déby a affronté de nombreuses actions violentes, notamment de la part du Soudan, et a ainsi acquis une légitimité en tant que militaire. Enfin, il a reçu le soutien d’une partie de la communauté internationale, dont celui de la France, dans ses actions.
Les mouvements populaires et les tensions sociales sont réels au Tchad. Mais il faut noter que le pays est à plus de 70 % analphabète, que plus de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et n’est donc pas forcément mobilisable pour former de grandes manifestations. Le Tchad est l’un des pays les plus pauvres du monde et souffre de l’insécurité alimentaire : c’est un pays qui a connu des famines et une très forte sous-alimentation. Evidemment, quelques mouvements ont existé par rapport à des émeutes de la faim. Actuellement, il y a une baisse du cours du pétrole et donc une montée des tensions sociales, particulièrement dans la capitale N’Djamena. Cependant, globalement, on n’assiste pas à des actions fortes, structurées par des partis et des acteurs. Les réactions sont cantonnées aux centres urbains. Il faut de plus rappeler qu’il y a des conflits internes au Tchad, entre les Touaregs et les Touggourt par exemple. Il y a donc des zones où il n’y a pas de manifestations mais des conflits sérieux, sans parler de Boko Haram et d’AQMI.

Aujourd’hui, une partie de la région et notamment des pays de la zone franc, sont sous tension économique, et il est désormais question d’un possible abandon du Franc CFA au profit d’une monnaie 100% africaine. Est-ce une bonne solution pour le développement de la zone franc ou un gage d’instabilité ?
C’est un sujet extrêmement controversé. On peut avancer qu’un certain nombre de pays de la région, notamment les producteurs de pétrole, souffrent de la forte chute du prix du pétrole. C’est le cas du Tchad. Mais la situation économique est contrastée car d’autres pays importateurs de pétrole sortent gagnant de son faible coût.
Le Tchad est membre de la zone Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC), elle-même membre de la zone franc. Le débat sur le franc CFA est aujourd’hui ouvert, de la part d’intellectuels et de politiques. Idriss Déby a d’ailleurs pris position quant à la possibilité d’évolution de la zone franc à la faveur d’une monnaie africaine. C’est un sujet technique extrêmement compliqué qui, d’une certaine manière, fait penser au débat sur l’euro. D’un côté le franc CFA apparait comme un symbole d’absence de souveraineté monétaire nationale et comme étant lié à une monnaie extérieure relativement surévaluée, ce qui conduit à des manques de compétitivité et d’activités économiques. De l’autre, le franc CFA est un gage de stabilité qui réduit le risque de change et qui soutient une dynamique d’intégration régionale potentielle – mal utilisée pour les pays pétroliers comme le Tchad – entre des pays unis par une même monnaie. L’union monétaire permet aussi progressivement d’étendre les marchés régionaux, de mettre en place des politiques budgétaires communes. Il y a donc des opportunités quant à l’existence d’une monnaie régionale dont la convertibilité est assurée.
Concernant le débat coût/avantage, il est évident que la zone franc doit se réformer. Personnellement, je pense qu’elle doit évoluer par le maintien d’une monnaie régionale qui soit liée à un panier de monnaie. Cela pourrait être assuré par le retrait progressif du Trésor français par l’accord budgétaire et pourrait déboucher sur une gestion autonome par les banques centrales régionales. Une mutation est souhaitable plutôt que de rester enfermé dans un débat binaire, sur la sortie ou non de la zone franc.

Suite à sa coopération lors de l’opération française au Mali, le Tchad est-il notre meilleur allié au sein de la région du Sahel ? Peut-il garantir la stabilité dans cette région ?
Le Tchad ne peut sûrement pas assurer la sécurité dans cette région instable. Par contre, il faut savoir que les armées tchadiennes sont les plus efficientes, courageuses et les mieux armées pour lutter sur les terrains spécifiques du Sahel. Actuellement, le Tchad est un allié fondamental, notamment pour la France dans son opération Barkhane ou encore dans la lutte contre Boko Haram. De ce point de vue, le Tchad et Idriss Déby ont acquis une légitimité internationale et reçoivent un accord et un appui de la France. Un arbitrage se produit ainsi entre, d’un côté, le rôle que joue le Tchad dans la sécurité militaire de la région et dans la lutte contre Al-Qaïda et l’Etat islamique et, de l’autre, le fait que nous ne soyons pas dans un régime démocratique, et de loin. Le système tchadien est celui d’un militaire qui développe, pour ne pas parler de dictature, au moins une « démocrature » forte qui tolère des élections où les jeux sont largement pipés.
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