ANALYSES

Turquie : quelle stratégie face à l’Etat islamique ?

Interview
20 novembre 2015
Le point de vue de Didier Billion
A l’issue du G20, la Turquie et les Etats-Unis ont annoncé le renforcement de leur coopération anti-terroriste. Où en sont les relations entre les deux pays et quel est l’intérêt de chacune des parties ? Quelles devraient être les conséquences de ce renforcement pour la lutte contre Daech ?
Les relations entre la Turquie et les Etats-Unis sont fondamentalement bonnes. Bien sûr, il peut y avoir des moments de désaccords et de frictions au niveau bilatéral, néanmoins la Turquie voit toujours son avantage à entretenir les meilleures relations possibles avec Washington. Réciproquement, les Etats-Unis ont toujours eu, à la différence des Européens, un sentiment assez aigu de l’importance géopolitique et géostratégique de la Turquie dans la région. Il y a près de trois ans, en janvier 2013, au vu de la dégradation de la situation en Syrie, la Turquie a demandé à l’OTAN – donc aux Etats-Unis -, le déploiement de missiles Patriot à la frontière afin de se protéger d’éventuelles agressions syriennes. Au-delà d’un incontestable aspect de communication politique, la demande a été suivie d’effets puisqu’il y a eu un réel déploiement. Au sommet de l’OTAN de Lisbonne en 2010, les Turcs avaient accepté la demande des Etats-Unis d’installer en Turquie un radar de préalerte du dispositif antimissile mis en place par les Etats-Unis.
On assiste effectivement, aujourd’hui, à un renforcement de la coopération. Les Turcs ont accepté il y a quelques semaines la mise à disposition de bases militaires – notamment la grande base d’Incirlik -, comme point de départ des bombardements mis en œuvre par les Américains contre les positions de l’Etat islamique. Plus proche que lorsqu’il fallait décoller des Emirats arabes unis ou du Qatar, cela permet ainsi une réactivité accrue dans les bombardements contre Daech. Les services de renseignement des deux pays coopèrent également activement et s’échangent des informations sur les positions de Daech et sur les cibles militaires des bombardements aériens. Il y a aussi désormais une probable coordination des opérations militaires de bombardements. Tout cela va dans le sens d’un resserrement des dispositifs de coopération de l’ensemble des puissances qui sont en train de combattre l’Etat islamique.
Il y a toutefois sur la situation syrienne, voire irakienne, un point de désaccord incontestable qui n’est pas réglé : la question des Kurdes. Ceux qui aujourd’hui en Syrie mènent au sol un combat plutôt efficace contre Daech sont les milices du Parti d’union démocratique (PYD). Ce parti bénéficie d’une aide matérielle, logistique et d’encadrement par des éléments des troupes spéciales américaines afin d’être plus efficaces dans leur combat contre Daech. Or, ce parti est la projection syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) contre lequel la Turquie mène un combat acharné, considérant même que le PKK est désormais l’ennemi public numéro un. C’est un des points de divergence avec les Etats-Unis. Il semble cependant que l’aide apportée par les Etats-Unis au PYD soit désormais de moindre importance qu’il y a quelques semaines.

La Turquie est régulièrement accusée de jouer un double jeu face à l’Etat islamique. Qu’en est-il selon vous ? Peut-on pour autant considérer que la Turquie a aujourd’hui rejoint le camp occidental contre l’Etat islamique ?
Depuis l’été 2011, la position de la Turquie était très claire : l’objectif principal était de faire tomber le régime de Bachar al-Assad. Il est vrai qu’Erdogan et les autorités politiques turques étaient obsédés par cet objectif à propos duquel ils ont émis quelques pronostics hasardeux. Le président Erdogan et le ministre des Affaires étrangères, puis premier ministre, Ahmet Davutoglu, expliquaient il y a trois ans que Bachar al-Assad n’en avait plus que pour quelques semaines. Cette obsession de faire tomber le président syrien et les analyses d’évaluation des rapports de force ont entraîné la Turquie à soutenir toutes les organisations qui combattaient Assad. Je ne pense toutefois pas qu’on puisse parler de complicité à l’égard de l’Etat islamique, mais plutôt de complaisance, qui elle, est incontestable.
Depuis le début de l’année 2015, la Turquie a pris conscience que cette complaisance devenait dangereuse, notamment du fait de la présence de deux millions deux cent mille réfugiés syriens en Turquie au sein desquels se trouvent des cellules de Daech. Ainsi, on observe depuis le mois de janvier 2015 un raidissement incontestable des autorités turques vis-à-vis de Daech. Par ailleurs, l’attentat de Suruç au mois de juillet et d’Ankara, le 10 octobre dernier, ont amplifié la lutte contre l’organisation terroriste. On constate au cours des dernières semaines des dizaines, voire des centaines, d’arrestations d’hommes et de femmes présumés membres ou sympathisants de Daech.
La question du pétrole révèle également une ambiguïté. On sait que Daech contrôle des puits, qui sont ces derniers jours l’objet de bombardements russes et américains. Ce pétrole est vendu à l’extérieur et une partie transite par la Turquie. Cela alimente des réseaux mafieux qui n’hésitent pas à coopérer avec Daech. Une nécessaire mise au point à l’égard des autorités turques semble nécessaire pour qu’elles mettent en œuvre des mesures efficaces visant à empêcher ce trafic.
En conclusion, la Turquie n’a jamais quitté le camp occidental. Une alliance fondamentale avec les Etats-Unis existe et il ne faut pas oublier que, par exemple, les autorités politiques françaises ont aussi connu quelques ambigüités à l’égard des forces rebelles en Syrie, étant, elles aussi, obsédées par la nécessité de faire chuter Bachar al-Assad. En ce sens, la position de la Turquie n’était pas très différente. Les complaisances sont condamnables, mais s’expliquent par les erreurs d’Erdogan et par la proximité géographique.

Lieu de passage de nombreux djihadistes et trafics, comment la Turquie s’organise-t-elle pour mieux maîtriser ses frontières ? Le souhait d’Erdogan de créer une zone de sécurité dans le Nord de la Syrie vous semble-t-elle répondre à cette problématique ?
Il y a un contrôle, mais il est évidemment impossible de rendre hermétiques 900 kilomètres de frontières. Il y a une véritable difficulté à surveiller l’ensemble des mouvements. En ce sens, la coopération avec les Etats-Unis peut aussi prendre la forme d’une surveillance par satellite pour les contrôler. Il y a un effort de la Turquie, malgré une difficulté objective.
Concernant la zone de sécurité, cette revendication turque s’est notamment exprimée dans la négociation avec les Etats-Unis au mois de juillet dernier lorsque la Turquie a mis à disposition ses bases pour les chasseurs et bombardiers américains. Un des éléments de la négociation était effectivement la création d’une zone de sécurité de 90 à 100 kilomètres de long sur 30 à 40 kilomètres de large. La préoccupation de la Turquie serait, avant de pouvoir utiliser cette zone – si elle se crée -, de rapatrier une partie des deux millions deux cent mille réfugiés syriens qui se trouvent sur le sol turc. Ce serait un moyen pour se débarrasser d’une partie de cette charge économique. Par ailleurs, essayant d’avoir gain de cause sur la mise en œuvre de cette zone de sécurité, les Turcs veulent bloquer l’expansion de la zone kurde qui est contrôlée par le PYD. Les Kurdes sont en train de s’étendre et on considère qu’il y aurait peut-être plus de la moitié de la zone frontalière entre les deux pays qui serait contrôlée par les forces liées au PYD/PKK. La création de cette zone de sécurité permettrait de bloquer l’expansion du PYD vers l’ouest, notamment vers la région d’Afrine. C’est une stratégie qui n’a rien d’humanitaire mais qui est à mettre en relation avec la lutte que mène la Turquie contre le PYD et le PKK.
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