ANALYSES

« L’islamisme à l’épreuve du pouvoir »

Presse
7 novembre 2011
Par [Kader A. Abderrahim->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=abderrahim], chercheur associé à l'IRIS

« Parfois des décennies passent et rien ne se passe, et parfois, des semaines passent et des décennies trépassent.» Depuis près d’un an, l’actualité du monde arabe illustre de façon éclatante cette formule de Lénine. Un dictateur après l’autre tombe sous la pression conjuguée des forces sociales internes, et dans le cas de la Libye de l’intervention militaire occidentale.

Impressionné et fasciné, ébranlé et inquiet, le monde observe les révolutions arabes. Ce grand chambardement fait surgir, sérieusement, pour la première fois la probabilité de construction d’une démocratie réelle, et non plus formelle. Cette hypothèse, comme c’est le cas en Tunisie, peut conduire à l’émergence de mouvements islamistes puissants, voire majoritaires politiquement.

Faut-il craindre l’accès au pouvoir des islamistes ? Nous tenterons de démontrer, dans quelles circonstances les islamistes sont capables d’altérité. Dans des sociétés dans lesquelles, l’éducation politique découle de l’essence de la tradition, peut-on imaginer une démocratie musulmane ?


TRADITION ET RÉALISME

Tout d’abord il est important de souligner le fait que l’islamisme est divers, et que ceux qui en sont les démiurges, les tenants d’une identité "authentique", sont très marginaux. Au Maghreb comme au Machrek les courants politiques sont aussi nombreux que dans d’autres mouvements politiques. Le spectre est large : islamo-marxiste, islamo-conservateurs, islamo-libéraux, islamo-nationalistes, sans oublier les islamo-monarchistes.

Ce qui détermine – cela vaut aussi pour d’autres traditions – le corpus politique est la réalité historique et sociale de la société dans laquelle est immergé le militant islamiste. Et la tradition, dans les sociétés musulmanes, repose sur les fondements de la religion islamique qui fait partie intégrante des principes constitutifs et des finalités de la vie quotidienne et politique.

En clair, la Tunisie, n’est pas la Libye et la Syrie, n’est pas le Yémen. La dynamique, l’histoire, la société, le système politique, sont très différents et partant impriment des usages et des pratiques politiques multiples. La récente victoire électorale du parti Ennahda en Tunisie, ouvre une perspective nouvelle dans le monde arabe. C’est la première fois que l’Etat garantit un scrutin libre et pluraliste, en Algérie en 1992 l’armée n’a pas hésité à mettre à un coup d’arrêt brutal au processus électoral. La confrontation des dirigeants d’Ennahda aux réalités du pouvoir provoquera des ajustements qui déboucheront sur une altérité de leur pratique politique. La multiplication des déclarations, visant à rassurer les partenaires de la Tunisie est une illustration, de leur capacité d’adaptation aux rapports de force.

Issus de la classe moyenne, éduqués et sécularisés, les cadres d’Ennahda sont disposés à des compromis. Sauront-ils gouvernés ? Cette question est politiquement la plus importante pour l’avenir du mouvement. Si Ennahda parvient à banaliser son rôle, il aura gagné le pari démocratique. Le contexte historique dans lequel il accède aux affaires lui confère la responsabilité de faire la démonstration que l’on peut être islamiste et démocrate sans renier son identité.

Dans sa relation à l’Occident, le monde musulman ne peut nier l’apport des Lumières. Malheureusement, elle fait partie intégrante "du trousseau colonial". Et dans ces circonstances, ils sont nombreux, au-delà des islamistes, à critiquer cet apport et à le renvoyer sans cesse au champ de la violence politique. Comme s’il était impensable de disjoindre culture et identité.

En ce sens, les islamistes son porteurs de modernité parce qu’ils tentent de ramener dans la sphère publique la question de l’unité des musulmans moins par conviction que par calcul politique, en s’appuyant sur les fondements que constituent la tradition. Cette démarche démontre leur capacité d’adaptation et à accepter l’altérité dans la perspective d’accéder au pouvoir. Après avoir mené, pas seuls, le combat des idées contre les régimes en place, les islamistes accèdent aujourd’hui au monde concret de la politique.


L’ÉPREUVE DE LA SÉPARATION

Ennahda n’a pas annoncé de rupture fondamentale, mais il ne rejettera pas les principes de l’éducation en islam qui est la source de la théorie politique qui structure ses valeurs. Aussi, le système de gouvernement reposera sur un dispositif de principes fondateurs rattachés à l’usage et la tradition.

Parce qu’elle découle de cette matrice de principes, la conception islamique de la politique qui vise l’instauration de la justice, soulignée par Rached Ghannouchi pendant la campagne électorale en Tunisie au sein des sociétés islamiques, est empreinte d’humanisme, d’ouverture et de flexibilité. Si l’on s’attache à l’exemple tunisien, on relève cette capacité à se renouveler en permanence et à suivre les évolutions qui rythment la vie politique.

Nombreux sont les Oulémas et les intellectuels musulmans intéressés à l’élaboration théorique de la doctrine politique islamique, qui se sont accordés à désigner cette doctrine par le vocable de "politique religieuse". C’est une perspective nouvelle qui s’ouvre et qui pourrait rouvrir le débat sur la centralité de l’islam au sein de l’Etat. Dans l’immédiat, il est peu probable que l’on assiste à une révolution qui couperait ce lien. Toutefois, on ne peut exclure des évolutions significatives qui inscrivent dans les faits une séparation de l’Etat et de la religion. Cela a existé par le passé, dans des pays comme l’Algérie, la Syrie, l’Irak ou le Yémen et naturellement la Tunisie.

Le conservatisme culturel se heurtera inévitablement à la volonté de réforme. Dans ce contexte chacun pourra trouver de l’appétit pour ce qui est utile à la société, pour reprendre le concept de Spinoza, et la volonté de faire émerger une nouvelle conscience collective, qui permette de faire face aux défis de la modernisation.

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