ANALYSES

« Un moment charnière pour la Syrie »

Presse
24 janvier 2014

Didier Billion est directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Ce professeur d’histoire-géo et docteur en sciences politiques, spécialiste du Moyen-Orient, observe le conflit syrien depuis ses origines en mars 2011.


Les négociations présidées par l’ONU semblent parties pour rester dans l’impasse, malgré l’optimisme affiché par M. Ban Ki Moon qui parle de chance historique. Quel est votre état d’esprit ?



Je me garderai bien d’être optimiste comme M. Ban Ki Moon, et on ne peut pas dire à ce stade que les discussions de Montreux sont «historiques». Ce mot est utilisé à tort et à travers… Je pense que ça peut le devenir, mais on ne pourra le dire, éventuellement, que lorsque les négociations seront terminées. Donc, gardons-nous de lyrisme. Ban Ki Moon, comme Secrétaire général de l’ONU, est bien évidemment dans son rôle, en montrant toujours ce visage optimiste. Mais la réalité est un tout petit peu plus compliquée. En même temps, si je me garde d’être optimiste, je ne suis pas non plus radicalement pessimiste. Il y a évidemment le triste constat de la réalité sur le terrain. Celle d’un drame humain terrifiant. Nous le savons tous. En même temps, le fait même que cette réunion puisse se tenir montre un facteur de déblocage. Le simple fait que des délégations syriennes opposées puissent être autour de la même table – et même si à ce stade c’est un langage de sourds, il ne fallait pas s’attendre à autre chose. C’est quand même un indicateur du fait que, confusément, les acteurs internes et externes de la crise comprennent qu’il ne peut y avoir qu’une solution politique. C’est fondamental. Le réaffirmer, le concrétiser par cette réunion internationale marque non pas un tournant, c’est trop tôt, mais un infléchissement.


Cela dit, nous sommes bien devant un blocage ?



Oui, mais même si mercredi il n’y a pas eu de débat, ce n’est pas grave en tant que tel. C’est le lot de tout début de négociation internationale sur des sujets extrêmement compliqués, qui en plus sont porteurs de tellement de haine et d’acrimonie remâchée que l’on ne pouvait pas s’attendre à autre chose. Je constate tout de même que demain [aujourd’hui, ndlr] les parties syriennes se retrouvent face à face. Est-ce que ça donnera des résultats ? Malheureusement je ne le pense pas, ce serait aller beaucoup trop vite en besogne. Les choses vont prendre du temps. En fait ce qui m’inquiète le plus dans ce processus, c’est que le camp de l’opposition, de la rébellion etc., ne représente qu’une petite partie de la Coalition nationale syrienne. Je l’ai déjà dit : pas d’optimisme lyrique. Nous sommes devant le constat que nous sommes à un moment charnière, à une sorte d’infléchissement dont personne ne sait s’il va pouvoir se concrétiser positivement. Il y a aussi ce pas de deux autour de l’Iran. On l’a bien vu. Ban Ki Moon a retiré son invitation et je pense qu’il s’agit d’une grave erreur. C’est quand même le B.A.-Ba de la diplomatie que, si l’on veut régler un problème, il faut que tout le monde participe ! L’Iran est partie au problème et comme on dit il est partie à la solution. L’exclure de ce jeu de négociations est je le répète une grave erreur. Qui pour le coup plombe l’optimisme relatif qu’on pourrait avoir.


Sur le terrain, les djihadistes prennent une place notoire dans la rébellion. N’est-ce pas un caillou dans le soulier des négociateurs occidentaux ?



Évidemment oui ! François Hollande avait expliqué au début de l’année 2012, à deux reprises publiquement, qu’il fallait que la France aille livrer des armes aux rebelles… J’avais écrit que je m’opposais radicalement à la distribution des armes. Quand on connaît un peu le terrain, on sait qu’il n’y a aucune traçabilité des armes. On sait que si on file des armes à un groupe de rebelles – «fréquentables», laïcs ou modérés – la fluidité qu’il y a sur le terrain, l’osmose qui existe entre les différents groupes, font qu’immanquablement une partie des armes va se retrouver aux mains des djihadistes. Qui veulent faire la peau à l’Occident ! Donc c’était une erreur. C’était aussi semer l’illusion qu’en renforçant militairement la rébellion on pourrait dénouer la situation. Or, la réalité militaire du terrain nous montre que, depuis le printemps ou début de l’été 2012, Bachar El Assad reprend une partie du territoire. Pas la totalité mais une partie. Par ailleurs les groupes djihadistes ont pris de l’ampleur. Et c’est toujours pareil : ce sont les plus radicaux qui arrivent à mobiliser autour d’eux. D’autant qu’ils ont de l’argent, qu’ils sont disciplinés, qu’ils sont organisés, qu’ils ont des armes. Eux parviennent à se trouver une base. Il y a plein de jeunes en Syrie, dont je pense qu’idéologiquement ils ne sont pas plus djihadistes que vous et moi, qui n’en peuvent plus de la situation, qui voient un blocage absolu, qui voient des morts par dizaines parmi leurs amis, dans leur famille, et qui vont aller combattre avec les plus radicaux. C’est classique. Ça se passe en Syrie mais cela pourrait se passer – et ça s’est passé – dans beaucoup d’autres endroits.


Devant cette situation, que faut-il faire ?



Je pense que la seule solution, véritablement, est la solution politique. Même si j’admets que c’est plus facile à dire qu’à faire. Mais il faut que toutes les énergies, des diplomates, des pouvoirs politiques, se concentrent là-dessus au niveau international. Une fois qu’une dynamique politique sera – ou serait, nous sommes contraints au conditionnel – trouvée, alors oui, et là seulement, on pourra se poser la question de la lutte militaire contre les djihadistes. Il ne faut pas inverser les questions. C’est la dynamique politique qui compte. Souhaitons qu’elle puisse s’engager, que des mesures concrètes et tangibles puissent commencer à apparaître. Je pense à la mise en place d’aides et de couloirs humanitaires, etc. Et ça ce ne peut être que le produit d’un compromis politique entre les rebelles et le pouvoir.


Et Bachar El Assad, ? Il faudra bien discuter avec lui aussi ?



C’est tout l’enjeu, finalement. L’attitude des rebelles qui sont présents à Montreux, qui disent qu’il faut le virer d’abord et on discute après… ce n’est pas une position acceptable. Et c’est une position qui a suscité une scission au sein de la Coalition nationale syrienne, puisqu’une partie de ceux qui en ont démissionné traitent ceux qui sont à Montreux de capitulards et de traîtres ! Moi je crois, et là aussi c’est plus facile à dire qu’à faire, qu’on ne peut pas, dans un processus de négociations, mettre comme exigence au départ ce qui doit être le point éventuel d’arrivée. On ne peut pas dire au 24 janvier : «Il faut d’abord que Bachar El Assad dégage». Le pouvoir ne l’acceptera jamais. D’autant que le rapport de forces militaire s’est inversé au profit de Bachar et que politiquement il est toujours présent. C’est la faute d’appréciation de la France et de ses alliés que d’ignorer que Bachar a une assise sociale, en Syrie. C’est pour ça qu’il tient. Il est soutenu par les militaires, il est soutenu par les Iraniens, d’accord. Mais il a surtout une base sociale ! S’il ne l’avait eue, il aurait dégagé. Maintenant, si un processus de règlement politique commence à se cristalliser, une négociation, là oui il faudra se poser la question de sa sortie. Et je peux vous dire une chose. C’est que ses soutiens les plus affirmés, c’est-à-dire les Russes, n’hésiteront pas une seconde à le lâcher individuellement si une solution politique négociée et maîtrisée se profile. A partir de là, Bachar sera envoyé dans je ne sais quel pays. Et bien sûr devra répondre de ses actes. C’est la dernière phase, on n’en n’est pas là.

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