ANALYSES

« L’Algérie demeure un exportateur important de gaz »

Presse
8 mars 2024
Interview de Francis Perrin - El Moudjahid
La Déclaration finale du 7e Sommet du Forum des pays exportateurs de gaz a été riche en recommandations. Dans cet entretien, l’expert de renommée internationale en questions énergétiques analyse certaines de ces décisions, affirmant que le GECF «a pris clairement et fortement position contre les sanctions économiques frappant des pays membres de ce forum, en l’occurrence la Russie et l’Iran». M. Perrin bifurque également sur les perspectives du marché gazier à l’horizon 2050, précisant que la hausse d’environ 4% de la demande n’est pas inquiétante, et explique l’importance des contrats à long terme qui figure également parmi les recommandations du GECF. Éclairage.

El Moudjahid : Le GECF, réuni à Alger, a rejeté, dans sa déclaration finale « l’imposition de plafonnements de prix motivée par des raisons politiques ». Par quels leviers se prémunir contre ce genre de manœuvres ?

Francis Perrin : Lors de son 7e Sommet, qui s’est tenu à Alger le 2 mars, le Gas Exporting Countries Forum (GECF, Forum des Pays Exportateurs de Gaz) a pris clairement et fortement position contre les sanctions économiques frappant des pays membres de ce Forum, ce qui veut dire actuellement la Russie et l’Iran. Le GECF a fait une exception pour des mesures qui seraient décidées par le Conseil de sécurité des Nations unies. Dans la Déclaration d’Alger, adoptée à l’issue de cette réunion des chefs d’Etat et de gouvernement des pays membres (12 pays avant le Sommet d’Alger), il est par ailleurs indiqué que le GECF rejette toutes les «interventions artificielles» sur les marchés gaziers, dont l’imposition de plafonds de prix motivés politiquement. Il s’agit ici d’une allusion aux décisions prises par le G7, l’Union européenne (UE) et l’Australie visant à imposer des plafonds de prix pour les exportations pétrolières de la Russie. Ce pays subit depuis la fin 2022 et le début 2023 trois plafonds, l’un pour ses exportations de pétrole brut et deux autres pour celles de ses produits raffinés. Notons qu’à ce jour il n’y a pas de mécanisme similaire pour le gaz naturel mais cette possibilité avait été évoquée par l’UE.
Le GECF ne fait donc pas référence à des sanctions existantes mais préfère prendre les devants au cas où cette idée reviendrait sur la table dans les discussions entre pays occidentaux dans le cadre de la guerre en Ukraine. Cela dit, le GECF n’aurait pas les moyens de s’opposer à de telles mesures si elles étaient décidées contre la Russie. Le GECF est un Forum comme son nom l’indique. Il n’est ni l’OPEP, ni l’OPEP+. Mais les pays membres ont estimé important de prendre position de façon solennelle à l’occasion du Sommet d’Alger, sans citer la Russie qui serait éventuellement le seul pays concerné par ce type de sanctions, en tout cas à court/moyen termes. Mais le GECF redoute que, si de telles mesures étaient appliquées prochainement contre la Russie, elles pourraient ensuite être mises en œuvre contre d’autres Etats.

Une hausse de la demande de 3 à 4% est prévue pour 2050. Faut-il s’en inquiéter ? En quoi cette tendance pourrait-elle déstabiliser le marché ?

Non, ce n’est pas inquiétant. Evidemment, toute projection à l’horizon 2050 doit être considérée avec prudence dans un monde de plus en plus incertain. Mais les réserves prouvées mondiales de gaz naturel sont abondantes, certains très gros exportateurs de gaz naturel liquéfié (GNL) développent de nouveaux projets, en particulier les Etats-Unis et le Qatar (qui sont deux des trois plus gros exportateurs de GNL, le troisième étant l’Australie), et d’autres pays vont devenir dans les mois ou les années qui viennent de nouveaux exportateurs de GNL. Sur le continent africain, on peut citer la Mauritanie et le Sénégal, qui devraient commencer à exporter du GNL d’ici la fin de cette année, et la Tanzanie (vers 2028 sans doute). Pensons aussi au Mozambique qui est un exportateur de GNL depuis novembre 2022 mais qui a l’intention d’en exporter bien plus dans les années qui viennent, même si deux autres projets GNL sur son territoire ont été retardés pour des raisons liées à l’insécurité dans le nord du pays. Au Nigeria, Nigeria LNG développe un nouveau train de GNL dans une usine existante. La République du Congo vient de commencer à exporter du GNL. Quant à l’Algérie, qui demeure un exportateur important de gaz vers l’Europe, elle y a un potentiel très important avec le gaz non conventionnel. Toujours en Afrique du Nord, Eni et la compagnie nationale libyenne (NOC) développent un nouveau projet de production et d’exportation de gaz (par gazoduc vers l’Italie). Et nous ne parlons ici que de l’Afrique. On peut d’ailleurs ajouter que le GECF a décidé au Sommet d’Alger d’intégrer en son sein la Mauritanie, le Mozambique et le Sénégal. Le potentiel est là, plusieurs pays entendent accroître leurs exportations gazières actuelles ou devenir de nouveaux pays gaziers et les grandes compagnies pétrolières internationales, qui sont aussi des compagnies gazières depuis longtemps, mettent de plus en plus l’accent sur le gaz. On peut donc être raisonnablement optimiste sur l’avenir du gaz naturel à long terme, même s’il faut prendre en compte l’impact des négociations climatiques internationales (les fameuses COP) car le gaz naturel est une énergie fossile.
Lors de la COP28 à Dubaï, les pays présents, c’est-à-dire quasiment le monde entier, ont indiqué qu’il fallait avancer dans une transition énergétique qui nous éloigne des énergies fossiles. Mais le GECF a, là aussi, été très clair : il ne veut pas que le changement climatique soit utilisé comme justification pour dresser des obstacles au développement des projets gaziers.

Le GECF a soutenu le rôle fondamental des contrats de gaz naturel à long terme, ainsi qu’une tarification basée sur une indexation pétrole/produits pétroliers. Quel sera l’apport de cette double mesure ?

Le GECF a réaffirmé ses positions traditionnelles sur le «rôle fondamental» des contrats gaziers à long terme et sur l’indexation des prix du gaz sur ceux du pétrole brut et/ou des produits pétroliers. Sur le premier point, il y a un accord assez général entre les grands acteurs du jeu gazier mondial (producteurs/exportateurs, importateurs/consommateurs et entreprises). Les contrats à long terme sont une garantie en termes de marchés pour les exportateurs et une garantie en termes de sécurité d’approvisionnement pour les importateurs. De plus, ils facilitent grandement le financement de nouveaux projets, dont les coûts se chiffrent en milliards de dollars. Cela n’exclut pas des contrats à court/moyen termes et des échanges spot mais les contrats à long terme demeurent très importants aux yeux des acteurs gaziers majeurs. Sur l’indexation gaz sur pétrole, les discussions sont nettement plus animées. Les importateurs ne sont pas forcément d’accord pour estimer que c’est la meilleure indexation possible par rapport à une indexation gaz/gaz ou gaz/électricité par exemple. Mais la position du GECF confirme que beaucoup de grands exportateurs, dont la Russie, le Qatar, le Nigeria et l’Algérie notamment, continuent à soutenir l’indexation gaz/pétrole. Ces pays sont d’ailleurs aussi des pays pétroliers. C’est un message important envoyé aux consommateurs à travers le monde. Cependant, en dernière instance, il faut signer des contrats. Sans cela, l’exportateur potentiel ne peut pas valoriser son gaz et l’importateur potentiel ne peut pas satisfaire ses besoins. Et, pour signer un contrat mutuellement intéressant, il faut des concessions réciproques. C’est une tradition dans l’industrie gazière depuis des décennies et cela devrait continuer. Entre la position de principe sur l’indexation et les réalités commerciales, il y a et il y aura de la flexibilité. C’est du pragmatisme et du réalisme sans lesquels il n’y a pas d’industrie gazière.

 

Propos recueillis par Fouad Irnatene.
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