ANALYSES

Crise démocratique au Sénégal : une jeunesse sacrifiée ?

Interview
5 février 2024
Le point de vue de El Hadj Souleymane Gassama


Depuis la condamnation d’Ousmane Sonko et la violente répression des manifestations de juin 2023, le Sénégal, considéré par certains comme un berceau démocratique sur le continent africain, connaît une crise démocratique sans précédent. Le 3 février dernier, le coup porté par Macky Sall de reporter sine die l’élection à trois semaines du scrutin ne devrait pas apaiser la crise politique et sociale dans le pays. Que révèlent la crise et le report des élections sur l’état de la démocratie au Sénégal et sur la place accordée à la jeunesse ? Quelles sont les revendications de la jeunesse sénégalaise ? Qu’en est-il aujourd’hui de la mobilisation de la jeunesse pro-Sonko ? Que traduit la décision de Macky Sall de l’avenir de la politique du pays ? Entretien avec El Hadj Souleymane Gassama, chercheur associé à l’IRIS, journaliste, écrivain et docteur en sociologie.

 

En juin 2023, l’opposant politique sénégalais Ousmane Sonko a été condamné à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse ». Cette décision a fait éclater au Sénégal des manifestations menées par la jeunesse et dont la répression policière a fait au moins 23 morts et 350 blessés. Comment comprendre les manifestations de la jeunesse sénégalaise et quelles sont leurs revendications ?

La condamnation de Ousmane Sonko pour ce motif, pour le moins caduque et qui n’eut aucun précédent connu, a été le facteur déclenchant de ce tragique épisode. Elle vient couronner deux années de turbulences politiques hélas meurtrières et imputables principalement au pouvoir qui a progressivement basculé d’abord dans un hermétisme antidémocratique ensuite dans une répression quasi dictatoriale dont l’acmé a été la censure des réseaux sociaux et d’internet. L’épisode a été d’autant plus chaotique que la cible du pouvoir qui concentre tant d’acharnement, en l’occurrence Ousmane Sonko, est très populaire. Il a bâti une sérieuse force politique à la trajectoire ascendante et jouit d’une puissante aura auprès des catégories jeunes. Il est aussi devenu l’espoir de nombre de déçus du régime en place fédérant ainsi les désespoirs, avec à son actif, cependant une offre politique de rupture qui semble pour beaucoup séduisante, et qui s’inscrit, à la faveur du contexte géopolitique mondiale dégagiste, dans une dynamique de succès, ce qui le met en selle comme la seule voie alternative crédible. Il est incontestablement le candidat de la « jeunesse » et les manifestations partout dans le pays témoignent de cette volonté d’en découdre, caractéristique de son mouvement tant ce dernier a été mis au supplice par un pouvoir qui a épuisé les voies judiciaires pour liquider un parti – le parti de Ousmane Sonko, PASTEF (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité) a été dissout et beaucoup de ses leaders sont en détention –, et qui en vient désormais à des méthodes qui mettent en péril ce qu’il reste de la démocratie sénégalaise. La principale revendication est celle de tourner la page du régime de Macky Sall.

 

À la suite des manifestations de juin 2023, le gouvernement sénégalais avait décidé de fermer l’espace Internet, de suspendre certains médias, de fermer les universités – l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar n’a à ce jour pas repris ses activités – et d’interdire les manifestations. À l’automne 2023, quelques milliers de Sénégalais ont fait le choix d’émigrer vers les Canaries pour rallier l’Europe ou vers le Nicaragua considéré comme une porte d’entrée vers les États-Unis. Que révèle cette crise politique et sociale sur l’état de la démocratie au Sénégal et sur la place de la jeunesse ?

L’analyse dominante de cette crise part d’un présupposé plus ou moins bancal mais hélas répandu : celle de la vitalité de la démocratie sénégalaise vantée du reste comme pilier inamovible du continent. Si le pays peut en la matière légitimement se prévaloir d’acquis certains, au mieux de son histoire politique, elle n’a été en revanche qu’une démocratie de « basse intensité », procédurale, électorale, sans substance éprouvée ni dans les institutions ni dans les partis. La perception avantageuse a souvent cantonné l’analyse à enjamber la réalité d’une crise profonde d’un présidentialisme, et ce faisant, d’institutions fragilisées, incarnées par des pouvoirs essoufflés. À cet invariant historique et structurel, qui court sur plus de 60 ans, s’est ajoutée une sophistication de la forfaiture politique sous le régime de Macky Sall. Emprisonnements abusifs, répressions sanglantes, immixtion grossière de l’exécutif dans le judiciaire, censure médiatique, propagande étatique, ce cocktail a révélé au grand jour ce que la relative stabilité cachait tant bien que mal : l’extrême fragilité de cette démocratie. Avec ces déflagrations récentes (mars 2021, juin 2023), nous assistons à cette rencontre entre un type d’État patrimonial sauce ancien régime et la radicalisation d’un homme, son incarnation, dont l’autoritarisme a atteint le point le plus haut jamais connu dans l’histoire récente. L’émigration clandestine est la mesure d’une désaffection sociale importante non démentie pendant deux décennies. Elle est causée par une crise économique, sociale, politique, de longue durée qui voit les inégalités se creuser et les rares avantages d’une croissance confisqués par une caste au sommet. Le manque d’horizon comme la fermeture arbitraire de l’université de Dakar vient empiler les colères légitimes d’une jeunesse sacrifiée. C’est principalement elle, malgré l’essoufflement, la violence subie et la tentation effective de la contre-violence, qui est l’actrice principale de la séquence politique actuelle. Reste à voir si la colère sera exprimée dans la rue, cela n’est pas garanti.

 

Où en est la mobilisation de la jeunesse sénégalaise pro-Sonko, alors même qu’Ousmane Sonko a été déclaré inéligible par la chambre pénale de la Cour suprême du Sénégal et que sa candidature a été invalidée par le Conseil constitutionnel ?

La mobilisation n’a pas faibli. Si la disqualification d’Ousmane Sonko, ambition ultime du pouvoir, n’était plus qu’un secret de polichinelle, elle est devenue vite une réalité qui a rebattu les cartes. Quand le couperet est tombé, à la suite d’un combat intense de ses avocats et de son parti dans un long tunnel judiciaire, on a noté un effet de sidération et une fatalité momentanée. Elle a vite été surmontée par une ingénierie politique, une résilience et une souplesse qui ont pensé à des alternatives. Les nouvelles alliances, la désignation d’un candidat de substitution (Bassirou Diomaye Faye, lui aussi détenu), la multiplication des candidats aux affinités réelles avec la mouvance de Sonko, ont maintenu la mobilisation à un niveau d’alerte et de coordination. Le pouvoir en place, ne s’attendant pas à la renaissance de ce parti à plusieurs entrées et à plusieurs têtes, a été surpris, voire apeuré, par sa résistance et sa relative sérénité à l’approche du scrutin. Cette mobilisation citoyenne s’est faite, contrairement aux séquences précédentes, dans un calme absolu, de la collecte des parrainages au passage devant le Conseil constitutionnel dont on craignait un forfait plus grand. La qualification de Bassirou Diomaye Faye, ce fidèle d’Ousmane Sonko, compagnon de route et ami, a permis à la mobilisation de prospérer comme acte ultime de résistance et mot d’ordre unificateur. Dans toute la séquence, c’était la seule respiration démocratique avec les autres actions de sensibilisations de l’opposition qui redonnait un espoir sur un scrutin apaisé.

 

Comment qualifier la décision de Macky Sall de reporter les élections et que dit-elle de l’avenir politique du pays ?

Face à cette configuration, très défavorable au régime en place, la décision de Macky Sall de reporter sine die l’élection à trois semaines du scrutin, et à la veille du début officiel de la campagne électorale, s’apparente à la trahison suprême. C’est la première fois que cela intervient dans l’histoire politique du Sénégal et les conséquences s’annoncent terribles. Les arguments avancés par le président dans une brève allocution de circonstances – corruption au sein du Conseil constitutionnel, recours parlementaire des députés partisans de Karim Wade (disqualifié) en complicité avec ceux de la majorité présidentielle pour demander le report – ne sont ni recevables, ni justifiés. Cette décision risque de porter l’estocade à une démocratie tant elle est ahurissante, confiscatoire, et antidémocratique. Les réactions au Sénégal ont été unanimes du reste pour condamner cette violation du calendrier électoral. Ce forcing intervient dans un brasier politique enflammé par le régime en place. Le Sénégal entre dans les heures les plus sombres de son histoire politique. Son président, par un entêtement coupable, vient d’inscrire le pays dans une instabilité chronique et peut-être irréversible.
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