ANALYSES

Turquie : deux semaines après la réélection de Recep Tayyip Erdoğan, où en est-on ?

Tribune
13 juin 2023
 


Deux semaines après la réélection de Recep Tayyip Erdoğan, la nomination d’un nouveau gouvernement et la première réunion de la législature de la Grande Assemblée nationale, quelles sont les premières observations susceptibles de mieux nous faire comprendre les évolutions politiques potentielles en Turquie dans les mois à venir ?

Une réaffirmation des fondamentaux de l’AKP

La première observation concerne la composition même du gouvernement, qui induit plusieurs remarques. La nomination de personnalités de premier plan indique la volonté du président réélu de juguler l’influence de la composante la plus nationaliste de l’alliance qu’il a dirigée lors de la bataille électorale et qui s’est clairement affirmée lors des scrutins présidentiel et législatif. La non-reconduction au ministère de l’Intérieur de Süleyman Soylu confirme cette première observation. A contrario, il s’est agi pour Recep Tayyip Erdoğan de promouvoir des hommes – le cabinet ministériel ne comprend qu’une seule femme – qui lui ont toujours manifesté loyauté et fidélité, et qui s’inscrivent dans la mouvance de l’islam politique. La désignation du nouveau ministre des Affaires étrangères, Hakan Fidan, qui était depuis 2010 directeur du MIT (Organisation nationale de renseignement), le puissant service de renseignement turc, et la nomination à ce poste, pour lui succéder, d’Ibrahim Kalin, qui s’inscrit dans la mouvance de l’islam politique et était le porte-parole de la présidence de la République depuis 2014, expriment la volonté présidentielle de contrôler au plus près les postes qu’il juge parmi les plus politiquement sensibles. Recep Tayyip Erdoğan a donc parfaitement saisi la signification du mouvement d’effritement qui affecte son propre parti et qu’il s’agit dès lors de contrôler sans passer sous les fourches caudines de l’aile ultranationaliste qui se montrerait trop avide de postes et de responsabilités.

Sur un autre dossier délicat, concernant les affaires économiques, une inflexion semble manifeste s’incarnant dans la nomination de Mehmet Şimşek au ministère du Trésor et des Finances, poste qu’il a déjà occupé entre 2009 et 2015. Diplômé de l’Université d’Exeter, ayant travaillé plusieurs années chez Merrill Lynch, il possède la confiance des milieux économiques libéraux occidentaux, et va tenter d’appliquer une politique économique et financière considérée comme orthodoxe par ces derniers. Il s’agira prioritairement de chercher à relancer les investissements étrangers en Turquie, qui se sont considérablement taris ces dernières années. En écho, la nomination, sur recommandation de Mehmet Şimşek lui-même, de Hafize Gaye Erkan à la tête de la Banque centrale turque s’inscrit dans la même logique. Diplômée de Princeton, économiste et cadre supérieure chez Goldman Sachs puis à la First Republic Bank, ses choix idéologiques en matière d’orthodoxie financière ne laissent guère planer de doutes. Les décisions prises par Recep Tayyip Erdoğan lui-même au cours des dernières années, concernant notamment la baisse à répétition des taux d’intérêt de la Banque centrale, semblent désormais révolues et nous pouvons supposer que les autorités responsables de ce dossier feront assaut de bonne volonté pour complaire aux exigences des instances financières internationales.

On voit ainsi la réaffirmation de caractéristiques essentielles de la politique du Parti de la justice et du développement (AKP) : attention particulière aux enjeux sécuritaires et à la place de la Turquie sur la scène internationale, réaffirmation de principes sociétaux conservateurs et défense du capitalisme néolibéral en revenant à une orthodoxie financière qui avait été écornée au cours des dernières années.

Si de nombreux paramètres restent inconnus à ce jour, particulièrement quant à la préparation de sa propre succession, il paraît néanmoins évident que Recep Tayyip Erdoğan se projette sans attendre dans l’avenir. Un de ses deux discours de victoire, prononcé le 28 mai dans la soirée dès le résultat des élections connu, indiquait explicitement qu’il s’agissait désormais de se préparer pour les municipales de 2024, avec notamment la reconquête d’Istanbul et d’Ankara passées aux mains de l’opposition en 2019. La tension permanente que le président impose à la société turque n’est donc guère en voie de se relâcher.

Une opposition déjà fracturée

Pour sa part, l’opposition, après une bataille électorale dans laquelle tant d’espoirs avaient été placés, est dans une phase d’introspection et de tiraillements. Le deuxième parti le plus important de la coalition d’opposition, le Iyi Parti de Meral Akşener, a d’ores et déjà repris son autonomie en déclarant tout de go que l’alliance électorale avait pris fin le 28 mai, date du deuxième tour de l’élection présidentielle. Les députés de deux petits partis dirigés par d’anciens ministres de Recep Tayyip Erdoğan, Ali Babacan et Ahmet Davutoğlu, élus grâce à l’alliance électorale de l’opposition, vont constituer leur propre groupe parlementaire et certains envisagent la possibilité de travailler avec la majorité présidentielle au Parlement, voire de la soutenir. Le moins que l’on puisse constater, c’est que la coalition d’opposition est soumise à de fortes forces centrifuges qui peuvent être rédhibitoires lors des prochaines échéances électorales. Ce qui est somme toute assez classique au sein d’une alliance hétéroclite qui vient de subir une défaite politique est sûrement aggravé par les relents très nationalistes de la campagne d’entre-deux tours de Kemal Kiliçdaroğlu, qui ont désorienté plus d’un électeur. Au sein de son propre parti, le Parti républicain du peuple, le très médiatique maire d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu, explique pour sa part qu’il faut opérer un changement total des instances. Si la guerre de succession n’est pas ouverte, cela y ressemble fort.

Une centralité internationale

En matière de politique extérieure, plusieurs éléments sont d’ores et déjà à souligner brièvement. Nous passerons sur l’empressement quasi unanime des chefs d’État et de gouvernement du monde entier à féliciter Recep Tayyip Erdoğan pour ce nouveau succès électoral et leurs désirs respectifs affirmés d’approfondir les relations de travail avec lui, exercice convenu en de telles circonstances. Sûrement plus intéressante est la visite du secrétaire général de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), Jens Stoltenberg, à Istanbul, le 4 juin, où il a réaffirmé la nécessité de poursuivre un travail toujours plus étroit avec la Turquie ainsi que celle de trouver enfin un accord sur la question de l’adhésion de la Suède à l’Alliance atlantique, ce qui sera probablement acté prochainement. On peut supposer que cela dépend désormais d’un compromis entre Washington et Ankara sur les demandes turques concernant le programme d’avions de chasse F-16. La très amicale récente rencontre entre Recep Tayyip Erdoğan et le dirigeant émirati Mohammed Ben Zayed, le 10 juin, assortie de nombre de promesses d’échanges et d’investissements économiques, montre que la Turquie poursuivra la politique multidirectionnelle qui lui a permis de s’affirmer au cours des dernières années comme un partenaire incontournable.
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