ANALYSES

Victoire d’Erdogan en Turquie : quelles conséquences sur la scène internationale ?

Interview
1 juin 2023
Le point de vue de Didier Billion


Dimanche 28 mai, Recep Tayyip Erdogan a remporté le second tour de l’élection présidentielle avec 52,16% des voix. À 69 ans, le chef d’État sortant a battu son opposant Kemal Kiliçdaroglu, marquant ainsi sa quinzième victoire électorale consécutive. Salué par de nombreux chefs d’État, dont Emmanuel Macron, pour sa réélection, Erdogan incarne pour beaucoup l’assurance que la Turquie conservera son statut d’acteur géopolitique clé et intransigeant dans la défense de ses intérêts nationaux. Quel bilan peut-on tirer de la réélection d’Erdogan ? Quelle sera l’évolution de ses relations avec les pays de la région ? La Turquie jouera-t-elle un rôle crucial dans la résolution du conflit entre la Russie et l’Ukraine ? Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient, répond à nos questions.

 

Comment expliquer la réélection de Recep Tayyip Erdogan en Turquie ?

La principale explication de la réélection du président sortant réside dans les nombreux défis auxquels la Turquie est confrontée, qu’ils soient d’ordre économique, social ou géopolitique. Une large partie de l’électorat a considéré qu’Erdogan était vraisemblablement le mieux placé pour les relever, en raison de sa stature d’homme fort, une réalité incontestable. Son expérience et sa capacité à faire valoir la Turquie face aux grandes puissances ont également joué en sa faveur. En revanche, l’opposition, représentée par Kemal Kiliçdaroglu à la tête d’une coalition de six partis, a été perçue, avec raison, comme hétéroclite. Le choix de la stabilité s’est donc imposé.

Deuxièmement, il convient de souligner qu’Erdogan, depuis de nombreuses années, a parfaitement saisi la réalité sociologique de sa majorité électorale. Il a su capter les aspirations conservatrices de cette majorité, profondément imprégnée de valeurs religieuses. Il y a eu une sous-estimation de la part de nombreux analystes des réalités sociales et politiques prévalant dans « l’Anatolie profonde » et sur les bords de la mer Noire. Bien que de nombreuses critiques soient fondées à l’égard du bilan de R. T. Erdogan, ces deux facteurs combinés expliquent en large partie la victoire de Recep Tayyip Erdogan.

Enfin, un troisième élément, probablement moins important, mérite d’être souligné. Entre les deux tours, le candidat de l’opposition, Kiliçdaroglu, a adopté un discours fermement hostile envers les réfugiés. Un changement de cap, non seulement tactique, mais aussi stratégique par rapport à ses déclarations antérieures, s’est avéré préjudiciable. Modifier de manière si radicale sa stratégie électorale en plein milieu de la campagne, entre les deux tours, a constitué une erreur majeure et a désorienté une partie de son électorat.

Au cours des vingt dernières années, le président sortant et son parti l’AKP ont su construire une base sociale et électorale solide. Cela explique pourquoi Erdogan a remporté 14 élections successives, même si l’analyse des résultats électoraux de 2015 peut être nuancée, qu’elles soient locales, législatives, présidentielles ou référendaires. Cette 15e victoire n’est donc pas le fruit du hasard, mais plutôt le résultat d’un travail de longue haleine. L’AKP est une véritable machine électorale, parfaitement organisée, dotée d’une riche expérience et de ressources considérables grâce à sa symbiose avec l’appareil d’État, certains parlant même d’un Etat-AKP. De plus, les médias, largement contrôlés par des proches d’Erdogan, jouent un rôle déterminant, puisqu’environ 80 % de ceux-ci sont considérés être entre les mains du pouvoir en place, comme en témoigne le différentiel de temps de parole de 1 à 60 entre Erdogan et son opposant durant le mois précédant le premier tour sur la principale chaîne de télé publique.

 

L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui étaient auparavant rivaux de la Turquie, ont promis à Erdogan d’importants investissements sur le sol turc pendant sa campagne électorale. Que peut-on conclure de cette situation ? Le nouveau mandat d’Erdogan annonce-t-il l’ancrage du rapprochement entre la Turquie et les pays du Golfe, mais aussi avec l’Égypte et Israël ?

Il existait en effet des tensions très marquées, voire des ruptures politiques – mais jamais diplomatiques -, notamment du fait des positions diamétralement opposées défendues, en particulier au cours des soulèvements dans les pays arabes en 2011-2012, où chacun avait soutenu des camps différents. Ainsi, Erdogan et la Turquie ont adopté une posture de soutien à l’islam politique, principalement incarné par les Frères musulmans, tandis que des pays tels que l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis ont tout fait pour affaiblir la capacité des Frères à s’imposer sur la scène politique, voire même à accéder au pouvoir, comme cela fut brièvement le cas en Égypte jusqu’au coup d’État fomenté contre eux en 2013. Depuis lors, des divergences très fortes s’étaient cristallisées sur fond de rivalités pour s’assurer le leadership régional.

Cela étant, on observe ces trois dernières années une normalisation progressive des relations entre les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et la Turquie, découlant de la volonté des deux premiers de former des partenariats régionaux afin de contrer l’influence de l’Iran, devenu une préoccupation majeure ; Erdogan a compris, quant à lui, qu’il ne pouvait pas rester isolé dans la région. Chacun y trouvant ainsi son intérêt, un processus de réconciliation s’est engagé.

Dans le cas d’Israël, la logique est similaire bien que les raisons soient différentes. Après une période de tensions très vives entre Ankara et Tel-Aviv, nous constatons depuis un peu plus de deux ans maintenant un processus de rapprochement, toutes deux ayant un intérêt à se réconcilier et à fluidifier leurs relations.

Ces rapprochements, dans le cas de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, se sont déclinés par l’octroi d’une aide financière conséquente au régime au pouvoir en Turquie, via le versement de prêts financiers avantageux largement utilisés par Erdogan dans le cadre de sa campagne populiste et clientéliste : augmentation du salaire minimum, réduction de l’âge du départ à la retraite, promesse de reconstructions rapides dans les régions affectées par les séismes du mois de février 2023, etc. Il est très probable que cette aide des États arabes du Golfe se poursuive à l’avenir sous une autre forme qui reste à négocier. Le processus de rapprochement entre la Turquie et ces pays va donc se confirmer et s’approfondir.

De nombreuses tensions ont également été observables entre l’Égypte et la Turquie. Si le processus de rapprochement est moins avancé, Le Caire vient néanmoins tout juste d’annoncer le retour de son ambassadeur à Ankara, indicateur d’une réconciliation en cours. Erdogan et le président maréchal al-Sissi s’étaient déjà rencontrés il y a quelques mois et s’étaient serré la main, alors qu’Erdogan avait juré qu’il ne le ferait jamais avec cet homme, tenu pour responsable du coup d’État contre les Frères musulmans. Si les relations s’apaisent, la présence de nombreux Frères musulmans réfugiés politiques à Istanbul reste un dossier contentieux. On peut s’attendre à des tractations qui se concluront par le renvoi de certains membres des Frères musulmans, c’est à peu près certain.

Dans ce processus de réconciliation, la dernière grande question régionale qui reste en suspens concerne celle de la relation à la Syrie. Dans ce cas la question est loin d’être réglée et connaîtra probablement de multiples évolutions au cours des mois à venir.

 

Plusieurs projets relient toujours aujourd’hui Moscou et Ankara, notamment le projet du gazoduc Turkstream. Alors que la guerre se poursuit en Ukraine, quelles sont les perspectives d’évolution des relations entre la Russie et la Turquie d’une part, et entre la Turquie et l’Ukraine d’autre part ? Ankara a-t-elle un rôle à jouer dans la résolution du conflit russo-ukrainien ?

La Turquie entretient de longue date des relations très étroites à la fois avec la Russie et avec l’Ukraine. Cela a permis à Erdogan de se placer rapidement en médiateur lorsque la guerre a éclaté. Le président turc n’a cependant fait preuve d’aucune ambiguïté à l’égard de l’agression russe envers l’Ukraine, qu’il a condamnée immédiatement et explicitement. Quelques jours plus tard, il a fermé le détroit du Bosphore et le détroit des Dardanelles aux navires russes. Néanmoins, il continue de dialoguer avec les deux parties, et il a raison de le faire.

Pour envisager une solution politique, il sera en effet nécessaire de continuer à dialoguer avec les deux parties. Au sein de l’OTAN, cela suscite des réactions négatives de quelques États membres à l’encontre de Erdogan. Pour autant, contrairement à certaines assertions ne se pose aucunement la question de la sortie de la Turquie de l’alliance transatlantique. Les alliances stratégiques fondamentales seront maintenues. Cela n’empêchera pas R. T. Erdogan de continuer à dialoguer et de maintenir des relations très étroites avec Poutine. La poursuite des livraisons d’hydrocarbures russes à la Turquie étant notamment d’une importance vitale.

La Turquie est en effet un pays industrialisé et donc dépendant aux hydrocarbures, mais il n’y en a pas une goutte sur son territoire. Si des gisements ont été découverts en mer Noire, ils ne sont pas encore exploités. Par conséquent, la Turquie est obligée d’entretenir ses relations avec l’Iran et l’Irak, entre autres, mais aussi donc avec la Russie, qui joue un rôle déterminant dans l’approvisionnement en gaz pour l’industrie et les particuliers.

Le plus souhaitable, et le plus tôt sera le mieux, est la signature d’un accord de cessez-le-feu, voire d’un accord de paix entre les différentes parties, dans lequel la Turquie jouera un rôle essentiel, cela est certain. Erdogan a manifesté l’hubris de la victoire, notamment après l’accord sur les céréales conclu en juillet 2022, affirmant que grâce à la Turquie, la paix allait revenir. C’est évidemment exagéré : il ne pourra pas y parvenir seul, mais il ne pourra pas non plus être absent de ces processus.

Cette situation agace les États-Unis et la plupart des pays de l’OTAN qui aimeraient que la Turquie décide de rompre ses liens avec la Russie, ce qu’Erdogan ne fera pas. En la matière, le président turc agit de la même manière que de nombreux autres pays qui ont condamné l’agression russe, mais n’appliquent pas les sanctions. Cela fait partie du processus dit de « désoccidentalisation du monde », où nombre de pays refusent d’appliquer ces sanctions à la Russie, car cela va à l’encontre d’intérêts nationaux jugés désormais prioritaires. Les pays occidentaux ont du mal à l’entendre, mais c’est un fait irréversible. La Turquie est partie à ce mouvement général, il va falloir que les puissances occidentales l’acceptent et en tirent les conclusions.
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