ANALYSES

Africanistan, de Serge Michailof : de l’impérieuse nécessité d’être lucide… pour agir

Presse
4 avril 2018
Note de lecture de Pierre Brunet, humanitaire et écrivain, à propos de « Africanistan » (Fayard) de Serge Michailof.

Quand il n’y a plus d’espoir, il reste l’espérance

Il y a un avant et un après la lecture de’« Africanistan » de Serge Michailof. L’effet d’une prise de conscience qui, si elle ne porte pas à la sérénité ni au confort des perspectives, offre les ressources de la lucidité. Et l’intérêt de chroniquer un ouvrage de ce type, plusieurs années après sa parution (« Africanistan » est paru en 2015) est de pouvoir en estimer la force, laquelle, pour un essai, provient de la pertinence, de la justesse, de la richesse et de la profondeur de l’analyse, en dehors de tout effet de mode ou de circonstances, modes idéologiques et circonstances vieillissant souvent trop vite pour pouvoir garder utilement la plupart de ces livres dans une bibliothèque. Africanistan est aujourd’hui, trois ans après sa publication, et pour longtemps encore, un livre à garder, à relire, à annoter, à réfléchir, et surtout, pour ceux qui participent d’une manière ou d’un autre de l’aide internationale, à utiliser… pour agir.

D’une certaine manière, afin d’entrer dès le départ dans la démarche de l’auteur, il faudrait commencer la lecture de ce livre par sa dernière phrase, une citation de F.Scott Fitzgerald dans Gatsby le Magnifique : « Il faudrait comprendre que les choses sont sans espoir, et être pourtant décidé à les changer ». Car l’entreprise de Serge Michailof est bien celle-ci : nous faire prendre conscience du cataclysme qui couve au cœur de la bande sahélo-saharienne, qui va se répandre en Afrique, et monter vers notre vieux contient… Et pourtant s’efforcer de nous donner la détermination de réagir. Presque par principe, a-t’on parfois l’impression, tant les mécanismes démontés par l’auteur semblent inéluctables…. D’ailleurs, dans une interview de novembre 2017 au Point Afrique, Serge Michailof avoue, en conclusion toujours, que « la situation est terrifiante. Ca se dégrade plus vite que je ne le pensais »… sous-entendu « qu’en 2015, quand Africanistan a été publié ». Après Fitzgerald, on pense alors à Malraux et ceux qu’il nommait « les désespérés actifs », ou encore à Jean-François Deniau, qui aimait à rappeler que « quand il n’y a plus d’espoir, il reste l’espérance ».

Car le diagnostic posé et développé par Serge Michailof est implacable, et ceci pour une bonne raison : il fonde son raisonnement sur la prospective démographique, qui est l’une des rares sciences qui se trompe rarement, car les adultes de demain sont les nouveau-nés d’aujourd’hui. Ainsi, on sait d’ores et déjà que l’Afrique, en 2050, aura une fois et demie la population de la Chine. Ou, pour préciser encore le propos, que la zone sahélo-saharienne, peuplée aujourd’hui de 100 millions d’habitants, en comptera 200 millions dans vingt ans ! Et alors, pourrait-on dire ? Alors se dessine déjà la tragédie qui vient, car tandis que cette région continue à afficher des taux de fécondité de 5 à 7 % là où l’Asie et l’Amérique Latine sont autour de 2,2 %, elle subit une stagnation, voire une dégradation agricole, c’est-à dire en ressources alimentaires, et une montée du chômage pour les jeunes, le plus souvent sous-éduqués ou mal éduqués, qui atteignent l’âge de la vie active. Car si l’Afrique, en 2050, aura une fois et demie la population de la Chine, les jeunes en âge de travailler y seront trois fois plus nombreux… dans un paysage économique dévasté n’offrant aucune opportunité de survivre.

Des PIB aux taux de croissance impressionnants… mais trompeurs

Mais les taux de croissance de certains PIB africains, tel celui du Nigéria, à 8 ou 10 % ? Ces routes et ces écoles que l’on construit, ces investissements étrangers ? Des taux de croissance « Potemkine », nous dit l’auteur, des indices illusoires, où le taux du PIB est profondément découplé de celui du PNUD (taux de développement), où la croissance ponctuelle, née de l’exploitation de rentes minières, pétrolières, et de la hausse des marchés des matières premières, par exemple, ne crée que très peu d’emplois, en tout cas pas les millions d’emplois qu’il faudrait pour nourrir les bouches d’aujourd’hui, demain et après-demain. Derrière le paravent Potemkine de la croissance d’une « l’Afrique qui gagne » beaucoup mise en avant par les commentateurs, dans une mode « d’Afro-optimisme », comme pour se faire pardonner les années « d’afro-pessimisme », se prépare le grand « drame malthusien » d’une Afrique qui reste la dernière région du monde à ne pas avoir engagé sa transition démographique, et qui va se trouver, dans les décennies qui viennent, prise en ciseau entre les courbes croisées de sa démographies et de ses ressources.

Le vrai problème, c’est le baril

Le cercle vicieux de ce drame implacable est facile à démonter, et l’auteur ne s’en prive pas. Démographie galopante, sous-développement rural (0,2 % des habitants des zones rurales du Niger ont accès à l’électricité… !), déficit en ressources alimentaires aggravé par le réchauffement climatique et la scandaleuse pauvreté de la part des budgets nationaux, comme de l’aide internationale, consacrée au développement rural, désagrégation des structures régaliennes de l’Etat, de la sécurité, incapacité des budgets nationaux à faire face à la fois aux urgences sécuritaires, régaliennes et en termes de développement, opportunisme des mouvements fondamentalistes radicaux qui profitent du naufrage pour s’implanter dans des régions entières des Etats africains fragiles ou quasi-faillis et y installer des « Califats »… explosion des violences, des trafics, qui aggravent encore comme des métastases cancéreuses le sous-développement agricole et le déficit en ressources alimentaires… et génèrent des mouvements de populations qui se font et se feront de plus en plus massifs, se répandant dans les sous-régions, préparant « des catastrophes humanitaires colossales impliquant des dizaines de millions de personnes ». Ces gigantesques mouvements de populations remonteront vers le Nord, puis l’Occident où les migrations précédentes d’Africains, notamment francophones, préparent et facilitent l’arrivée des prochaines vagues, lesquelles s’assimileront de moins en moins… Serge Michailof compare la bande sahélo-saharienne à un baril de poudre, et les mouvements extrémistes que nos soldats combattent à des torches enflammées suspendues au-dessus… Il ajoute qu’aucune armée étrangère ne pourra éteindre toutes les torches, et que « le vrai problème est le baril ». En d’autres termes, le militaire, indispensable, ne peut être que l’un des éléments du binôme sécurité-développement.

Une aide internationale aussi incohérente qu’un troupeau de chats

Oui, mais l’aide internationale ? Cette aide, Serge Michailof, vieil habitué des postes à responsabilité ou de conseiller dans les grandes instances d’aide internationales ou auprès de nombreux chefs d’Etats de par le monde, ne manque pas d’en souligner l’inanité, la capacité à répéter indéfiniment et aveuglément les mêmes erreurs, le manque de coordination (« l’aide internationale est aussi difficile à diriger qu’un troupeau de chats… »), la superficialité parfois, le refus de financer la reconstruction pourtant indispensable de pans entiers des structures régaliennes, le peu d’intérêt à financer le développement agricole et rural… dans des pays où la population vit à plus de 70 % de l’agriculture… et enfin le réflexe consistant à aider en priorité les pays « bien partis et stables » par peur de perdre son argent dans les sables, et de devoir ensuite rendre des comptes, alors que l’aide aux pays fragiles ou quasi-faillis devrait être une priorité absolue… D’ailleurs, pour Serge Michailof, le jugement n’est pas meilleur, s’agissant des décideurs européens, et français en particulier, qui n’ont pas à ses yeux mesuré l’importance des enjeux.

Une réflexion nourrie d’une longue expérience du terrain

La démonstration souvent saisissante de l’auteur est nourrie et parcourue d’anecdotes (peut-être un peu trop nombreuses) personnelles, dont le but est d’illustrer par l’exemple ses analyses et diagnostics, mais aussi, a-t‘on parfois l’impression, de rappeler au lecteur qu’il fut et est encore un homme habitué des plus hauts postes à responsabilités, comme le confident ou le conseiller de nombreux chefs d’Etats… Il y a un peu d’égo et une ombre de vanité dans le livre de Michailof, mais pas assez pour en gâcher le fond et l’acuité du jugement. Et puis il faut reconnaître que pour une fois qu’un auteur sait, physiquement presque, de quoi il parle, pour avoir traversé les pays qu’il évoque, y avoir vécu, parfois longuement, parfois dans l’inconfort, on ne peut lui en vouloir de le rappeler… Il y a même à l’occasion du Jack London sous la plume de celui-ci quand, au détour d’un chapitre, il évoque une crise de colique néphrétique qui l’avait terrassé, jeune, lors d’une expédition en solitaire chez les Inuits de l’extrême-Nord Canadien…

Pas d’afropessimisme, mais le désir désespéré d’agir pour une Afrique aimée

Un autre reproche que l’on a fait à Serge Michailof est celui d’avoir comparé, au long de plusieurs chapitres, l’échec de l’intervention et de l’aide internationale en Afghanistan avec celle dans la zone sahélo-saharienne. Je n’ai pas trouvé la comparaison illégitime, inappropriée ou absurde, loin de là. Car l’auteur ne compare pas l’histoire, la culture ou la géographie, dont il a bien conscience des différences pour avoir vécu et travaillé, justement, dans les deux pays ou régions. Il compare des faits objectifs semblables, des démarches et des erreurs de même nature, des phénomènes parents… et des résultats similaires, pour en tirer les leçons, et donner les outils de réflexion permettant d’arrêter enfin la reproduction de l’échec. Ce reproche est, je crois, aussi injuste que celui d’être un « afropessimiste » que l’on n’a pas manqué de lui faire, à la publication d’Africanistan. On avait déjà fait ce reproche au journaliste Stephen Smith à l’occasion de la parution de son ouvrage « Négrologie » en 2003…

Pas pessimiste, non. Parce que l’on peut encore agir et que l’on sent chez l’auteur cet ardent désir d’action, et un grand amour de l’Afrique. Mais il faut reconnaître que la lecture du livre de Michailof, qui se veut un cri d’alarme désespéré avant qu’il ne soit trop tard, offre plus comme perspective l’espérance du miracle que le simple espoir… Parce que l’on se dit, à sa lecture, qu’il faudrait un miracle pour que les solutions, multiples, puissent être mises en œuvre en toute transparence et honnêteté par tous les acteurs nationaux et internationaux, de façon déterminée, volontariste, coordonnée, parallèlement, à temps et avec les moyens financiers nécessaires à leur impact.

Le miracle n’est pas impossible… mais tous doivent agir maintenant… ensemble

Qu’on en juge : pour inverser le processus diabolique amorcé en Afrique et plus particulièrement dans la zone sahélo-saharienne, il faudrait, simultanément, et par le biais d’investissements financiers massifs (obtenus notamment par la redirection de budgets existants), relancer l’agriculture et le développement rural (y compris les infrastructures routières, de stockage et de transformation, comme d’irrigation et d’accès à l’eau potable), la production manufacturière rurale et urbaine, reconstruire les services régaliens de base (éducation de bon niveau et adaptée aux besoins, santé, justice, sécurité), lutter véritablement et efficacement contre la corruption à tous les niveaux, créer de vraies zones d’intégration économique, investir dans les ressources minières de façon à en faire des sources de revenus inclusives profitant à l’ensemble de la population, lancer de grandes politiques (soutenues par les gouvernements et les états…) d’ajustements démographique, c’est-dire de réduction de la natalité… Tout en finançant la formation et l’équipement d’armées efficaces capables de gérer les urgences sécuritaires et d’assurer la souveraineté des territoires… Sans parler de la réforme de la politique des institutions d’aide internationales, de la réforme de l’aide au développement en France, trop éclatée, soumise aux arbitrages inconséquents de Bercy, dont le sous-financement ne permet pas d’agir efficacement sur la durée, et dont la part ridicule affectée véritablement au développement rural et agro-alimentaire des pays les plus fragiles ou quasi-faillis de la zone sahélo-saharienne ne permet pas de répondre au cœur du problème…

« Il faudrait comprendre que les choses sont sans espoir, et être pourtant décidé à les changer »… Dernière phrase du livre, donc. De l’impérieuse nécessité d’être lucide à l’impérieuse nécessité d’agir, il n’y a que l’espace des décisions, ou de la détermination… des décideurs ! Espérons qu’ils se réveilleront, peut-être grâce à ce livre, avant que même l’espérance renonce…
Sur la même thématique