ANALYSES

L’Europe de la défense et la Coopération structurée permanente, un verre aux trois quarts vides ?

Tribune
1 décembre 2017


Tout le monde s’est félicité, il y a quelques jours, de l’avènement de la Coopération structurée permanente (CSP), outil prévu dans le traité de Lisbonne mais jamais appliqué, destinée à progresser vers la mise en place d’une politique de défense commune européenne. L’heure n’était pas, au moment de la notification de la CSP, de jouer les pisse-froid. La CSP est une avancée, on ne peut le nier, mais une fois l’encre de l’accord séchée, il faut bien faire une analyse un peu précise de son contenu et conclure que le compte n’y est pas ou, si on veut être optimiste, qu’il risque de ne pas y être.

Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut revenir à la fois aux fondements de la CSP, il y a 15 ans, qui ont façonné son libellé dans le traité de Lisbonne et à la situation politique qui a prévalu lors de la négociation qui s’est déroulée lors de l’année écoulée : les deux « making off » ne sont pas les mêmes ce qui explique le décalage entre le projet initial et la réalité d’aujourd’hui.

L’idée de la CSP est née lors de la convention européenne qui s’est réunie en 2002 et 2003 afin d’établir le Traité constitutionnel. A cette époque, l’Union européenne fait le bilan des conflits balkaniques : elle a été en échec politiquement et militairement. On a certes mis sur pied entre 1998 et 2000 les institutions de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), grâce d’ailleurs à la prise de conscience des Britanniques de cette nécessité, mais on est aussi conscient que le bilan reste insuffisant. Il faut pouvoir faire plus, ce qui suppose que l’on sorte de la règle de l’unanimité et qu’un petit groupe pionnier se constitue sans que les autres membres de l’Union puissent bloquer ceux qui veulent avancer. La Coopération structurée permanente vise donc la capacité à remplir « les missions les plus exigeantes » par les pays qui « remplissent des critères plus élevés de capacités militaires ». La Coopération structurée permanente a donc été élaborée pour les pays qui sont dotés des outils militaires les plus développés. Ce sont la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni qui sont visés, les pays qui sont à cette époque à l’origine du concept de battlegroup qui doit permettre de remplir ces missions les plus exigeantes, concept qui est d’ailleurs repris dans le protocole 10 relatif à la CSP annexé au traité de Lisbonne. La CSP est donc exclusive par nature, non pas pour exclure certains pays de cette initiative, mais simplement pour des questions d’efficacité : efficacité dans le déploiement des forces en cas d’opérations militaires, efficacité dans le développement des capacités militaires les plus élevées. Enfin, la CSP, dans son texte originel, fixe une autre règle : la coopération dans les opérations comme dans le développement des capacités. Et de la robustesse des engagements des Etats qu’elle présuppose découle également la possibilité d’avoir une plus grande intégration des politiques de défense des pays européens.

Or, la Coopération structurée permanente n’a pas vu le jour depuis que cette éventualité a été officiellement prévue dans le Traité de Lisbonne qui est entré en vigueur en 2009. La France a fait une tentative de mise en application lorsqu’elle a présidé l’Union européenne au second semestre 2008, mais elle n’a pas abouti, personne ne semblant au sein de l’Union européenne prêt à s’engager pour définir la CSP sur des critères très contraignants.

C’est le Brexit qui va relancer le projet de Coopération structurée permanente. La question qui se pose aux membres de l’Union, notamment à la France et à l’Allemagne, est alors de savoir comment resouder l’Union européenne affaiblie par le retrait britannique. A l’été 2016, la crainte est de voir l’Union européenne voler en éclat, l’exemple britannique étant susceptible de décomplexer d’autres Etats tentés de reprendre leur liberté. La défense va alors être choisie comme thème pour relancer la dynamique européenne en ayant pour cible tout aussi bien les gouvernements que les citoyens. Il y alors un besoin de sécurité accrue au sein de l’Union européenne que l’on ne peut nier. Au Nord et à l’Est de l’Europe, l’attitude de la Russie inquiète après l’annexion de la Crimée en 2014. La menace terroriste ne se limite plus à la France. La crise migratoire, même si elle n’implique pas de réponse en matière de défense, fait peser une contrainte forte sur les pays de l’Union. C’est dans ce contexte que les initiatives en matière d’Europe de la défense sont lancées avec, à la manœuvre, le couple franco-allemand tout comme les institutions européennes, Commission européenne et Haute représentante pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité. La transaction passée entre la France et l’Allemagne est la suivante : la France soutiendra le projet de Coopération structurée permanente poussé par l’Allemagne, alors que l’Allemagne soutiendra la France qui considère que le projet de Fonds européen de défense proposé par la Commission européenne est plus porteur d’avenir car se traduisant concrètement par un financement européen des projets de recherche de défense et de développements capacitaires.

Mais la contrainte originelle fixée au projet de Coopération structurée permanente « made in 2017 » conduit d’emblée à développer un projet diamétralement opposé à ce qui était prévu en 2002/2003 : il ne faut pas que la Coopération structurée permanente divise l’Union européenne après le Brexit. C’est donc la logique inverse de la CSP telle qu’elle avait été prévue initialement dans le Traité de Lisbonne qui visait au contraire à accepter la création d’un groupe pionnier qui par nature aurait certainement été restreint. Ses lignes directrices « new look » seront fixées lors du Conseil européen de décembre 2016 : elle sera « inclusive et modulaire », les deux mots qui vont sceller le sort de la CSP. Il ne fallait donc pas qu’il y ait de critères de définition qui soient clivants. Le résultat est que 23 pays ont rejoint la Coopération structurée permanente le 13 novembre 2017 et ils seront sans doute 25 quand interviendra la décision du Conseil établissant la CSP avant la fin de cette année 2017. N’en resteront alors en dehors que le Royaume-Uni qui quittera l’Union européenne le 29 mars 2019, le Danemark qui a fait un « opt out » pour la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) dès 1992 et Malte. En d’autres termes, la CSP ce n’est pas un groupe pionnier : c’est l’Union européenne ou peu s’en faut.

Alors certes on ne peut faire le bilan précis d’un outil dont il faudra attendre quelques années pour voir son effet effectif. Mais, disons-le tout net, aujourd’hui la CSP c’est un verre aux trois quarts vides.

On peut certes louer un succès politique dans la quasi-unanimité qui a prévalu pour adopter la Coopération structurée permanente : les plus réfractaires des pays à cette initiative, la Suède ou la Pologne, ce dernier craignant que la CSP n’affaiblisse l’OTAN, ont fini par « monter » dans le train CSP avant que celui-ci ne quitte la gare. Ils ont fait un choix européen. Le Brexit a donc eu l’effet inverse de celui que l’on craignait il y a un an : plus personne aujourd’hui ne veut se singulariser dans l’Union mais les signes inquiétants de santé de l’économie britannique, un an et demi après le référendum, ont certainement refroidi les tenants d’une sortie de l’Union.

Reste les résultats pratiques à attendre de la CSP et c’est là que l’optimisme n’est malheureusement pas de rigueur. Les engagements sont de trois natures principales et il est déjà possible d’en faire une analyse a priori :

– Les engagements relatifs aux dépenses de défense

Dans ce domaine, les obligations fixées dans la CSP soit restent vagues -il en va ainsi de celle relative à « l’accroissement des budgets de défense en termes réels » – puisque chaque pays pourra en fait choisir librement son rythme de progression, soit ne sont pas nouvelles. Ainsi l’objectif de consacrer 20% des budgets de défense aux dépenses d’investissement et celui de consacrer 2% des budgets de défense pour la R&T de défense avaient déjà été approuvés par les 27 Etats membres de l’Union européenne lors du comité directeur de l’Agence européenne de défense de novembre 2007. Force est donc ici de constater que l’on essaie de faire passer comme une avancée significative des obligations que ces mêmes pays s’étaient déjà fixés 10 ans plus tôt dans le cadre de l’Union européenne !

– Les engagements opérationnels

L’objectif est ici de rendre plus opérationnel les forces des Etats membres pour participer aux opérations militaires de l’Union européenne et de permettre notamment aux battlegroups de pouvoir être utilisés ce qui n’a jamais été le cas depuis la création de ce concept de force il y a plus de 10 ans. Mais à ce niveau-là, la CSP ne comprend que des obligations de moyens et pas d’obligations de résultats.

Ainsi quel pays pourra raisonnablement s’engager à conduire des réformes conduisant à assouplir les règles nationales d’engagement des troupes sur les territoires extérieurs ? Aucun à n’en pas douter car cette question relève de la responsabilité des parlements nationaux.

Quelle sera « l’approche ambitieuse » destinée à élargir le champ des coûts communs des opérations extérieures financées par l’Union européenne dans le cadre du mécanisme Athéna ? On doit ici se souvenir que François Hollande, alors président de la République, avait plaidé sans succès pour un tel élargissement lors du Conseil européen de décembre 2013. Peut-on sérieusement penser que l’on va réussir aujourd’hui et que c’est Malte qui bloquait cette avancée au sein de l’Union européenne

– Les capacités

C’est à ce niveau que l’on peut peut-être espérer des avancées dans le futur à condition bien entendu de respecter les règles fixées dans la Coopération structurée permanente à savoir :

> combler les lacunes capacitaires identifiées dans le Capability Development Plan (CDP), la planification de défense de l’Union, et par la Coordinated annual defence on review (CARD), c’est-à-dire l’information réciproque des Etats sur leur planification de défense ;

> favoriser les programmes d’armement en coopération au détriment des programmes nationaux ;

> renforcer l’autonomie stratégique et la base industrielle et technologique de défense européenne.

Ces trois principes sont judicieux mais ils risquent de se heurter dans leur application à trois lacunes majeures.

En premier lieu, l’obligation faite aux Etats de fournir les informations sur leurs planifications dans le cadre de la CARD n’est pas contraignante, elle se fera sur une base volontaire, ce qui est en soit un non-sens si on se réfère aux objectifs de la CSP.

En second lieu, le CDP souffre en l’état de n’être bâti qu’en fonction des missions de la PSDC qui ne comprennent pas la mission de sécurité collective qui relève pour la plupart des Etats membres de l’Union de l’Otan. Tout se passe comme si les capacités militaires définies dans le cadre de l’UE n’étaient pas destinées à protéger les pays de l’UE et donc les citoyens de l’UE ! C’est une contrainte liée aux origines de la PSDC dans le traité de Maastricht de 1992 qu’il faut faire tomber si on veut être crédible auprès des citoyens européens. Etant donné que les forces ne sont pas duplicables, les capacités développées dans le cadre de l’UE, quelles qu’elles soient, seront utilisables tout aussi bien dans le cadre de l’UE que dans le cadre de l’OTAN : cela renforcera la sécurité de l’Europe et une telle évolution n’affaiblirait pas l’OTAN comme certains seront tentés d’argumenter. Bien au contraire, cela la renforcerait.En troisième lieu, pour que les trois conditions fixées au développement des capacités dans le cadre de la CSP soient effectivement remplies, il faut une autorité forte au-dessus des Etats membres qui puissent trancher sur les différents projets capacitaires qui sont proposés. Cela veut dire qu’il est nécessaire de créer un poste de ministre de la Défense de l’Union européenne doté d’une administration qui puisse arbitrer de manière indépendante sur le choix des projets dans le cadre de la CSP. En effet, on peut craindre aujourd’hui que ni l’Agence européenne de défense ni l’Etat-major de l’Union européenne n’aient la capacité de s’affranchir des jeux contradictoires qui existent aujourd’hui entre les Etats soucieux de défendre leur intérêt particulier et non l’intérêt collectif.

En conclusion, avec la CSP, on peut donc s’attendre à plus de coopération en matière de développement des capacités militaires, ce qui en soi est déjà un progrès. Mais on peut douter que l’autonomie stratégique de l’Union européenne en soit substantiellement augmentée. Quant au soutien à la Base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne, il est nécessaire que cela se fasse de manière rationnelle en favorisant les consolidations transnationales, en intégrant les chaînes d’approvisionnement de tous les pays de l’Union européenne, en constituant des consortiums européens sur la base de l’excellence technologique et en évitant de recréer des surcapacités industrielles à coup de programmes d’armement inutiles destinés à recréer une forme de juste retour : rien de tout cela n’est garanti aujourd’hui même si le pire n’est pas sûr non plus.

Au final, le bilan de la Coopération structurée permanente pourrait être le suivant : plus de coopération : sans doute, plus d’intégration des politiques de défense : peu probable. On ne verra certes le bilan exact de la CSP que dans quelques années mais, au-delà du succès politique réel que constitue son adoption, on peut craindre que les résultats pratiques ne soient que très limités. Les Etats membres de la CSP ont certes eu la présence d’esprit de prévoir deux clauses de revoyure en 2021 et 2025 permettant, si le besoin se fait sentir et il se fera certainement sentir, de créer une CSP + ou une CSP 2 qui prévoiraient des engagements plus contraignants pour les membres de la CSP. Mais, là encore, un frein institutionnel risque de bloquer une telle évolution : les décisions dans le cadre de la Coopération structurée permanente ne peuvent être prises qu’à l’unanimité en vertu de l’article 46 alinéa 6 du TFUE et non selon le principe de la majorité qualifiée : la règle du plus petit dénominateur commun risque donc de se perpétuer.
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