04.11.2024
L’intérêt national en question
Interview
29 mars 2017
Pourquoi avoir consacré ce numéro de la RIS à la notion d’intérêt national ?
L’objet de ce dossier vise à (ré)interroger une notion ancienne et centrale dans le champ des relations internationales mais dont les contours et la définition demeurent incertains, qui plus est à l’heure où de nombreuses problématiques de politique internationale se posent de manière globale – que l’on songe au changement climatique ou aux mouvements migratoires. Dans ce dossier, il ne s’agit donc pas de prendre la défense de la notion d’intérêt national, ni de tenter de le définir pour différents pays, ni encore de suggérer un âge d’or de la politique étrangère où la poursuite de l’intérêt national prévalait et qu’il faudrait recouvrer. Le dossier tente plutôt de porter un regard critique sur une notion qui structure encore la politique étrangère des États et de larges domaines des relations internationales. Il ne s’agit pas non plus de dire que la notion n’a plus lieu d’être, puisque son usage courant dans les discours de tous ordre atteste du contraire.
À l’heure où les discours, les pratiques et les comportements aux relents nationalistes s’imposent – sous prétexte de juste retour des choses ou d’évidence du recours au niveau national comme réponse naturelle et légitime aux problèmes que traversent les sociétés contemporaines -, il s’agit de montrer que l’intérêt national, comme toutes les notions politique et historique, ne saurait s’imposer comme une évidence, ni comme une réalité naturelle de la politique étrangère des Etats. L’intérêt national des États n’est pas un donné ou une notion objective définissable immédiatement. C’est une construction et c’est pourquoi il mérite d’être questionné en ce sens.
Alors que la notion d’intérêt national s’est imposée dans la sphère publique, sa définition est toujours demeurée floue, tandis que son utilité pour comprendre et expliquer la politique étrangère a fait l’objet de nombreuses critiques. D’où l’enjeu de tenter d’évaluer ou de réévaluer son rôle dans les relations internationales actuelles et dans la définition de la politique étrangère des États. À partir de différents exemples, le dossier tente d’explorer non pas qu’elle est l’intérêt national d’un pays, mais la manière dont se construit la référence à cette notion dans un État, qu’il s’agisse de la Chine, de l’Iran, du Royaume-Uni ou encore de la France.
En quoi s’agit-il d’une notion qui se trouve au fondement des relations internationales ?
Au cours du XXe siècle – particulièrement à partir du milieu du siècle, lorsque la discipline des relations internationales s’est constituée comme discipline académique, sous l’influence notamment de l’école réaliste -, la notion d’intérêt national a occupé une place centrale. Dans la doctrine réaliste, développée notamment par des universitaires et praticiens états-uniens à l’image du politologue Hans J. Morgenthau, la poursuite de l’intérêt national était au cœur de la politique étrangère des États. Elle était censée dicter l’action de ces derniers et les décisions des acteurs en charge de la politique étrangère. Or, dès l’origine et pendant longtemps, ce courant de pensée réaliste a été l’école d’analyse dominante et a imposé d’une certaine manière ses concepts, ses problématiques, sa grammaire et ses grilles d’analyse au reste de la discipline.
Aujourd’hui, par-delà les limites de la notion et les critiques formulées à son encontre, l’intérêt national demeure une référence constante pour justifier officiellement une décision de politique étrangère ou pour tenter de l’expliquer. On retrouve ainsi cette notion dans de nombreux discours médiatiques qui tentent de rendre compte de la politique étrangère. Elle structure encore des discours académiques, sans que l’on soit toujours certain de savoir à quelle réalité elle renvoie et comment elle s’élabore.
Vous évoquez un certain paradoxe à propos de l’intérêt national. Qu’entendez-vous par là ?
Le paradoxe de l’intérêt national repose dans le fait que plus la notion s’impose dans les discours politiques, médiatiques, etc., plus il est difficile de la définir clairement. Ainsi, plus la recherche d’une définition empirique impose la notion comme une réalité objective et une évidence de la politique étrangère des États, moins on est en mesure de la définir explicitement. De même, plus l’intérêt national s’installe dans le vocabulaire politique et plus il devient un impensé. Enfin, plus il s’impose dans le discours public et plus il prive de débat sur la politique étrangère, au nom justement de sa propre défense, censée tout expliquer et tout justifier. Dès lors, l’intérêt national pourrait apparaître comme une catégorie flottante à la définition et aux contours incertains. Mais elle s’est imposée dans le langage et l’analyse de la politique étrangère comme une évidence, mobilisable en permanence, pourvoyeuse de sens immédiat, et qui vaudrait explication et justification en elle-même. Or, comme le relevait le politologue américain James N. Rosenau à la fin des années 1960 : « What is best for a nation in foreign affairs is never self-evident ».
Qu’est-ce qui fait de l’intérêt national une réalité mouvante, et quels sont les facteurs pouvant conduire à sa redéfinition ?
Intérêt national, intérêts nationaux, intérêts de l’État, intérêts vitaux, intérêts stratégiques, sécurité nationale… Ces notions sont souvent utilisées de manière interchangeables, indiquant au passage combien il est difficile de savoir où commencent et où s’arrêtent la catégorie et la définition de l’« intérêt national ». Dans ce numéro de la RIS, on constate d’une part qu’au sein même des États, la définition de l’intérêt national est sujette à débat et à évolution. C’est ce que montre l’exemple chinois mais aussi la mondialisation et les interdépendances tous azimuts. Ces deux dernières, qui structurent aujourd’hui les relations internationales, illustrent en effet qu’il est difficile de tenter de définir ou de justifier l’intérêt national sans tenir compte des conditions sociales, économiques, environnementales, stratégiques et sécuritaires dans lesquelles les autres acteurs internationaux évoluent.
Ainsi, à l’heure des identités transnationales et des sociétés multiculturelles (voir l’article de Christopher Hill dans le dossier), sous l’effet des interdépendances commerciales (voir l’article de Jean-Marc Siroën), et alors que la prise en compte de considérations éthiques dans la conduite des affaires internationales se révèle impérative (voir l’article de Jean-Marc Coicaud), dans de nombreux domaines l’intérêt national ne peut plus se définir sans se soucier des autres. A l’échelle globale, l’altération déjà ancienne de la fonction traditionnelle des frontières, sous l’effet des migrations, du changement climatique (voir l’article de Bastien Alex) ou des nouvelles technologies de communications (voir l’article de François-Bernard Huyghe), oblige ainsi à repenser la définition de l’intérêt national dans une perspective éthique globale, c’est-à-dire aussi dans le souci de l’Autre.