ANALYSES

L’Ouzbékistan dans l’incertitude

Tribune
1 septembre 2016
Maintes fois évoqué, le moment de la succession à la tête de l’Ouzbékistan semble venu. Dimanche 28 août, l’Etat ouzbek a annoncé par communiqué que le président Islam Karimov, au pouvoir depuis 26 ans, était hospitalisé. Cet aveu, chose rare dans ce type de régime, vient très probablement du fait que Karimov devait participer aux célébrations des 25 ans de l’indépendance les 31 et 1er septembre et qu’une absence non-annoncée n’était pas envisageable à un tel évènement. Le 29 août, sa fille cadette Lola Karimova a précisé sur le réseau social Instagram que son père avait subi une hémorragie cérébrale et que son état était « stable ». Depuis, les rumeurs de sa mort alternent avec les dénégations officielles. Quoi qu’il en soit, il est désormais certain que Karimov, réélu avec plus de 90% des suffrages au printemps 2015, ne pourra plus de facto exercer ses fonctions présidentielles.

Pas de successeur évident

Les commentaires au sujet de la succession de Karimov ont largement précédé son hospitalisation. Depuis des années, les spéculations vont bon train sur les candidats potentiels. La fille aînée d’Islam Karimov, Gulnara Karimova, a été un temps pressentie, avant de tomber en disgrâce, du fait notamment de scandales financiers. Aujourd’hui, beaucoup voient dans l’actuel premier ministre Chavkat Mirziyoyev le futur président, grâce notamment au soutien dont il bénéficierait de la part de Rustam Inoyatov, le puissant chef du SNB, les services de sécurité ouzbeks. Ce dernier, personnage central du régime depuis une quinzaine d’années, jouera de toute façon un rôle essentiel dans le processus de succession. L’autre principal « candidat » pressenti est le ministre des Finances, Rustam Azimov, mais des rumeurs ont circulé ces derniers jours sur sa possible arrestation.

L’élite politico-économique ouzbèke ayant tout intérêt au maintien de la stabilité du régime, le processus de succession devrait ressembler à celui qui avait prévalu en 2006 au Turkménistan, où le successeur de Saparmourat Niazov avait été désigné en coulisse au terme d’un compromis entre les différents groupes d’intérêts.

Les défis internes à l’Ouzbékistan ne seront pas des moindres. La politique répressive envers toute forme d’opposition, qui a notamment mené au massacre d’Andijan en 2005, a contribué à alimenter l’islamisme radical contre lequel elle était censée lutter. Certaines régions, comme la Vallée de Ferghana, partagée entre trois Etats (Ouzbékistan, Kirghizstan et Tadjikistan) connaissent régulièrement des troubles interethniques et sont confrontées au crime organisé et aux trafics (de drogue notamment). D’autres pourraient être tentées par le séparatisme, notamment la région autonome de du Karakalpakstan, dans la partie occidentale du pays. C’est pourquoi le successeur d’Islam Karimov devra bénéficier d’une légitimité nécessaire auprès des élites régionales pour contenir d’éventuels troubles.

Les conséquences régionales

Un changement à la tête du pays le plus peuplé d’Asie centrale (31 millions d’habitants en 2015) pourrait avoir des conséquences régionales importantes. Pour la Russie d’abord, envers laquelle Islam Karimov a souvent adopté une attitude circonspecte, voire hostile. Farouchement opposé à toute tentative d’intégration régionale, il a retiré son pays de l’OTSC (Organisation du Traité de sécurité collective) à deux reprises [1] et a refusé de le faire adhérer à l’Union économique eurasiatique, contrairement aux Kazakhstan et Kirghizstan voisins. Il n’est pas certain que le successeur de Karimov ait la même inclination, ce qu’espère probablement le Kremlin. Ce dernier possède notamment comme levier de pression la possibilité de jouer sur les visas de travail des nombreux ouzbeks présents en Russie (environ deux millions), qui ont envoyé à leurs proches près de 6 milliards de dollars en 2014. A noter que les relations bilatérales entre Tachkent et Moscou se sont toutefois légèrement améliorées, notamment depuis le retrait de la plupart des troupes occidentales d’Afghanistan en 2014 et la clôture par les Allemands de la dernière base militaire occidentale en Asie centrale (Termez).

La Chine, dont la présence économique en Ouzbékistan n’a cessé d’augmenter depuis 10 ans, souhaite également le maintien de la stabilité dans la zone. Volontairement dépolitisée et pragmatique, la relation avec la Chine est la moins susceptible d’être remise en cause par un changement à la tête de l’Etat ouzbek. Pékin n’a de toute façon aucun moyen (et aucune volonté) d’intervenir politiquement ou militairement dans ce qui relève encore de la zone d’influence russe.

Les relations de l’Ouzbékistan avec le Kirghizstan et le Tadjikistan sont en revanche plus tendues. Des différends frontaliers ne sont pas résolus dans la vallée de Ferghana avec le voisin kirghiz, qui accueille une large communauté ouzbèke. De grands projets hydroélectriques sur le Syr Daria (Kambarata au Kirghizstan) et sur l’Amou Daria (Rogun au Tadjikistan) provoquent également la colère de Tachkent, situé en aval, et qui redoute notamment une diminution des volumes d’eau disponibles pour l’irrigation du coton, dont l’Ouzbékistan est l’un des principaux exportateurs mondiaux. En fonction du successeur de Karimov, qui s’était refusé à intervenir lors des pogroms anti-ouzbèks au Kirghizstan en juin 2010, il peut exister un risque que les discours et actions à l’encontre des deux voisins se durcissent.

Enfin, le Kazakhstan voisin observera de très près les évolutions internes en Ouzbékistan dans les prochaines semaines. Le pays le plus prospère de la région, mais confronté à un ralentissement économique sans précédent dû notamment à la chute du prix des hydrocarbures, pourrait bien connaître la même situation à court ou moyen terme, puisque le président Noursoultan Nazarbaiev, au pouvoir depuis l’indépendance (et même avant sous l’ère soviétique), connait lui aussi des problèmes de santé. A Astana également, les supputations sur le successeur potentiel sont légions. Comme en Ouzbékistan, sa personnalité et la légitimité dont il bénéficiera au sein de l’élite comme au sein de la population, déterminera en grande partie l’orientation future du pays et sa stabilité.

[1] De 1998 à 2006, année où il réintègre l’organisation, avant de s’en retirer une nouvelle fois en 2012.
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