ANALYSES

Hiroshima, 70 ans après : un symbole universel. Et le miroir d’un Japon divisé et ambigu

Presse
6 août 2015
L’histoire de Hiroshima depuis soixante-dix ans, c’est un peu celle du Japon. Et vice-versa. Une histoire souvent repensée, parfois même réécrite, mais jamais consensuelle. Surtout en ce moment. Une histoire dans laquelle les images du passé côtoient celles du présent, et où le futur est à la fois inquiétant et porteur d’espoir.

Hiroshima, symptôme d’un pays mal à l’aise avec son passé

De fait, la période dite d’après-guerre n’est pas terminée au Japon, à la fois dans les relations ambiguës que ce pays entretient avec ses voisins, mais aussi et surtout dans le regard qu’il porte sur son passé, les responsabilités de ses dirigeants ou encore les crimes de guerre de l’armée impériale. Elle n’est pas terminée non plus dans les débats qui opposent les groupes pacifistes aux mouvements nationalistes, plus âpres que jamais.

Depuis 1945, le souvenir de Hiroshima, de ses bourreaux et de ses victimes, est l’objet d’une immense attention. Il s’est ouvert, il s’est mondialisé. Et dans le même temps, il révèle le syndrome d’un pays mal à l’aise avec son passé et continue d’alimenter les thèses d’un Japon du passé, replié sur lui-même, hostile à toute influence extérieure.

Le travail mémoriel reste ainsi en chantier, et ce qui devrait être l’apanage des historiens et peut-être des artistes reste profondément inscrit dans les débats de société, avec une tentation permanente de politiser et d’instrumentaliser un événement qui s’est déroulé il y a sept décennies et qu’on ne parvient pas à nommer. Entre catastrophe, crime contre l’humanité, ou simple dommage collatéral d’une guerre d’une violence inouïe.

Un Japon pluriel, ambigu

La mémoire de Hiroshima est en ce sens emblématique d’un Japon pluriel, ambigu, parfois tiraillé, et en constante réflexion sur son passé autant que sur son avenir.

L’historiographie du Japon depuis 1945 est ainsi basée sur une lecture révisionniste de son passé, soit sous l’influence des forces d’occupation américaines jusqu’en 1952, soit sous la pression des milieux conservateurs soucieux de minimiser les crimes de guerre de l’armée impériale, soit afin d’être en phase avec l’opinion dominante du moment, au risque parfois pour le Japon de donner l’image d’un regard schizophrénique sur son passé.

La destruction de Hiroshima joue un rôle discret mais d’une importance primordiale dans ces révisionnismes, en agissant comme une sorte d’alibi permettant au vaincu/agresseur de se muer en vaincu/victime. Ces révisionnismes ne sont pas eux-mêmes ancrés idéologiquement. Ils alimentent même des discours et des postures qui sont aux antipodes l’un de l’autre.
Le pacifisme du Japon doit-il tout à Hiroshima ?

Depuis 1945, un fort engagement associant travail de mémoire et productions artistiques porte un regard pluriel sur le moment nucléaire, et est, dans le même temps, de manière quasi constante, animé d’un pacifisme revendiqué qui caractérise une certaine facette du Japon depuis 1945. Au point qu’il soit possible de s’interroger : le pacifisme du Japon, inscrit dans sa Constitution mais aussi, et peut-être surtout dans les mentalités, doit-il tout à Hiroshima ?

Répondre par l’affirmative reviendrait à considérer que le pacifisme n’aurait pas vu le jour au Japon sans l’expérience de la bombe atomique, ce qui est évidemment excessif. Pour autant, le feu nucléaire a eu une influence considérable sur la manière dont s’est construit le pacifisme, sa spontanéité manifestée dès 1945 et les multiples mises en garde contre une guerre nucléaire, la destruction de l’humanité ou encore l’oubli.

Le pacifisme japonais doit ainsi beaucoup à Hiroshima, qui constitue une sorte de référent justifiant, là aussi, le qualificatif de feu inoubliable.

Les mouvements nationalistes ont le vent en poupe

À l’opposé de ce pacifisme, les mouvements nationalistes ont actuellement le vent en poupe dans l’archipel. Animés par la crainte de voir la Chine asseoir son leadership dans la région et accentuer le sentiment de déclin de l’archipel, ces mouvements sont bien représentés au sommet de l’État, avec le Premier ministre, Shinzo Abe.

Pour ces courants, le souvenir de Hiroshima symbolise la supériorité technologique de l’adversaire, et donc la nécessité d’inverser cette tendance. Il suggère aussi que la défaite de 1945 n’était pas celle d’une idéologie et d’un pouvoir militaristes, mais plutôt la victoire d’une arme qui, en détruisant instantanément deux villes, a fait des Japonais et de leurs dirigeants des martyrs.

Volonté de réformer la politique étrangère et de défense de l’archipel, vision parfois déformée, et même révisionniste, de l’histoire de l’armée impériale et de ses massacres : le nationalisme japonais, aujourd’hui teinté de populisme et d’une haine anti-chinoise souvent malsaine (et qui trouve sa réciprocité en Chine), réveille de vieux démons, et se heurte à des résistances dans la société.

Soixante-dix ans après Hiroshima, les Japonais sont divisés sur la manière dont cet héritage nucléaire singulier doit être utilisé, aussi reste-t-il sensible. Cette lutte s’invite dans les débats politiques, les querelles académiques et les sujets de société, et de la manière dont le Japon parviendra – ou non – à se redéfinir au-delà de ces clivages dépendra en grande partie de sa capacité à sortir de l’après-guerre.

Plus que jamais, si Hiroshima est un symbole universel, c’est surtout le miroir des divisions profondes auxquelles l’archipel est confronté.
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