ANALYSES

Paris-Moscou : les limites du partenariat stratégique

Presse
22 novembre 2012
Arnaud Dubien - Le Courrier de Russie

S’appuyant sur une amitié séculaire, célébrée en grande pompe lors de l’Année croisée en 2010, la relation franco-russe s’est renouvelée et s’est enrichie de nouveaux domaines de coopération ces dernières années. Son potentiel de développement demeure important, mais il se heurte à certains obstacles qui ne doivent pas être sous-estimés.


Plusieurs dossiers internationaux ont mis en évidence des divergences persistantes. Si les positions se sont rapprochées sur l’Iran, la France et la Russie étant hostiles à l’émergence d’une nouvelle puissance nucléaire et également soucieuses de trouver une solution diplomatique dans un cadre multilatéral, les affaires libyenne et syrienne laisseront des traces. Dmitry Medvedev, qui s’était laissé convaincre par Nicolas Sarkozy de ne pas opposer son veto à la résolution 1973, a été mis en porte-à-faux par la co-belligérance à laquelle la proposition française a ouvert la voie.


Seule question ayant donné lieu à un affrontement ouvert au sein du « tandem » à Moscou entre 2008 et 2011, la Libye a conforté l’élite russe dans la conviction que toute concession stratégique envers les Occidentaux était in fine préjudiciable aux intérêts nationaux. L’intransigeance du Kremlin sur le dossier syrien doit moins à la personnalité de Vladimir Poutine ou aux intérêts supposés du complexe militaro-industriel russe à Damas qu’à un raidissement idéologique face à ce qui est perçu comme un néo-interventionnisme occidental. Que Paris soit en pointe dans ce processus – avant et après les élections présidentielles françaises – ne peut être ignoré au Kremlin.


Si la Russie apprécie naturellement la sensibilité dont fait preuve la France à ses intérêts en Europe, elle n’en constate pas moins l’influence limitée du dialogue bilatéral sur les grandes questions stratégiques. Que ce soit sur le dossier de la défense antimissile ou de l’architecture de sécurité du continent, l’analyse faite à Moscou est que les réserves ou déclarations dissonantes de l’administration Sarkozy n’ont au final guère pesé face à la détermination américaine. Le retour de la France au sein du commandement militaire intégré de l’OTAN a en outre contribué à une certaine banalisation de la position de Paris aux yeux des dirigeants russes. S’agissant de l’Union européenne, la France n’est pas parvenue à rallier à son approche vis-à-vis de Moscou une majorité d’Etats membres, pas plus d’ailleurs qu’à infléchir les positions de la Commission sur des sujets tels que le 3ème paquet énergie.


L’un des obstacles les plus importants à l’approfondissement du partenariat bilatéral est l’étroitesse de sa base sociologique. Au fond, malgré l’ancienneté et la diversité des liens culturels, économiques, politiques et militaires qui unissent leurs deux pays, Russes et Français se connaissent mal. Les perceptions mutuelles sont éloignées des réalités contemporaines. En France, les deux courants de pensée traditionnellement les plus favorables à la relation avec Moscou – les gaullistes et les communistes – ont pratiquement disparu du paysage politique. L’émigration russe blanche, si elle a été courtisée ces dernières années par le Kremlin, ne s’est jamais fédérée en lobby et n’a par exemple pas le poids de la communauté arménienne. L’image de la Russie en France est déplorable, minée par les stéréotypes sur la mafia, la prostitution, la menace nucléaire ou l’éternel retour de Staline que la « grande presse » – souvent plus en quête de sensationnalisme que d’analyses nuancées – contribue à enraciner dans l’imaginaire collectif. Si les informations véhiculées par les médias français sont rarement fausses, le biais est le plus souvent négatif, ce qui a naturellement un impact considérable sur les perceptions des décideurs politiques et économiques non-spécialistes de la Russie et n’ayant pas accès à d’autres sources d’analyse. Les grands partis politiques français s’intéressent peu aux affaires russes et ne disposent d’aucune expertise propre, à la différence par exemple de leurs homologues allemands ou suédois, dont les fondations (Ebert, Adenauer, Palme) ont de longue date des bureaux à Moscou et y organisent de nombreux programmes de recherche.


Les clichés sont également nombreux côté russe. Le traitement de l’actualité française révèle là aussi a priori, un conformisme intellectuel et, plus fondamentalement, une méconnaissance des réalités. L’image d’un pays systématiquement bloqué (alors même que les jours de grève y sont moins nombreux qu’en Grande-Bretagne par exemple) joue probablement dans les décisions d’investissements de certains groupes russes. Celle d’une islamisation rampante de la France renvoie quant à elle plus sûrement aux angoisses et phobies de correspondants pas forcément moins enclins que leurs confrères français aux raccourcis simplificateurs. Plus inquiétant peut-être, l’expertise sur la France dans les grands centres de recherche moscovites s’est considérablement affaiblie par rapport aux années 1980.


Au-delà du discours, le partenariat bilatéral n’est en réalité à ce jour prioritaire ni à Moscou, ni à Paris. Les Etats-Unis (et peut-être demain la Chine) constituent l’horizon stratégique de la Russie, tandis que l’Allemagne est son principal point d’ancrage économique en Europe. Washington et Berlin sont également les partenaires les plus importants de la France, qui a par ailleurs développé ses relations plus intensément avec le Brésil, l’Inde et la Chine parmi les Brics ces dernières années. La crise, si elle n’a pas à ce stade d’impact négatif sur le commerce bilatéral, influe en revanche sur la perception qu’ont les dirigeants russes de la France et de son poids sur la scène internationale dans les années qui viennent.


Les échanges économiques entre Moscou et Paris ne sont pas non plus exempts de problèmes. Leur volume est très largement inférieur par exemple aux flux commerciaux russo-italiens (37 milliards d’euros en 2011). Si les exportations françaises vers la Russie sont très diversifiées, le flux inverse est toujours très largement dominé par les hydrocarbures (89% des exportations russes en France en 2011). De nombreux groupes du CAC 40 sont certes présents en Russie, mais il n’en va pas de même des petites et moyennes entreprises, encore hésitantes face à un marché souvent présenté comme difficile. Autre distorsion dans les liens commerciaux bilatéraux – l’absence quasi totale d’investissements russes en France (hors immobilier). La reprise, en 2010, de la fonderie Sambre-et-Meuse à Feignies dans le Nord par Uralvagonzavod ou l’installation à Strasbourg du siège européen de la société informatique Doctor web font pour l’heure figure d’exceptions. Le rachat probable de Gefco par RZD, la compagnie publique russe de chemins de fer, pour quelque 800 millions d’euros, pourrait cependant changer la donne et effacer l’échec enregistré par Severstal dans le dossier Arcelor en 2006. Par ailleurs, plusieurs projets emblématiques connaissent des difficultés dans leur mise en œuvre. L’avion de transport régional SSJ-100, auquel participent notamment Thalès et Snecma, affiche des performances commerciales décevantes et devrait voir ses ventes affectées par le récent accident en Indonésie. Cinq ans après son entrée dans le consortium chargé du développement du gisement géant Chtokman en mer de Barents, Total a pris acte de la décision, annoncée par Gazprom fin août 2012, de remettre à plat le dossier. Sur des marchés émergents comme l’Inde ou le Brésil, Paris et Moscou sont par ailleurs en concurrence frontale dans les secteurs de l’aéronautique militaire ou du nucléaire civil.


Conclusion

L’année 2012, qui a vu le départ presque simultané de Nicolas Sarkozy et de Dmitry Medvedev du pouvoir, clôt une période particulièrement féconde entre Paris et Moscou et marque le début d’une étape nouvelle dans la relation bilatérale. Les premiers contacts entre François Hollande et Vladimir Poutine montrent une volonté de continuité de part et d’autre. Interrogé durant la campagne électorale sur le contrat relatif à la vente du Mistral à la Russie, le candidat socialiste avait indiqué que la France honorerait ses engagements. Il est par ailleurs peu probable que Paris se désengage d’un autre projet emblématique de la présidence Sarkozy, la participation de la Caisse des dépôts et consignations au projet de développement touristique du Nord-Caucase (d’autant que la Corée du Sud et l’Italie, rivaux commerciaux directs de la France en Russie, sont désormais impliqués). S’il n’espère sans doute pas un contact aussi chaleureux avec François Hollande qu’avec Jacques Chirac, Vladimir Poutine a réitéré, lors de sa brève visite à Paris début juin, l’importance du partenariat stratégique avec la France. Gageons que la récente décision de l’Elysée de confier à l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine une mission d’évaluation sur le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN et sur la relation entre la France et les Etats-Unis devrait rassurer le Kremlin quant à la résurgence du consensus gaullo-mitterrandien en politique étrangère à Paris. La récente nomination de Jean-Pierre Chevènement au poste de représentant spécial du président de la République pour le développement des relations économiques et commerciales avec la Russie est également un signal positif envoyé à Moscou.


Franchir un nouveau seuil dans la relation entre Paris et Moscou suppose l’inclusion de nouvelles thématiques à l’agenda bilatéral, ainsi qu’une base populaire élargie. La sécurité en Asie centrale après 2014, la planification d’opérations de maintien de la paix communes au Haut-Karabakh ou en Transnistrie ou une coopération sur les porte-avions de prochaine génération sont autant de sujets qui pourraient permettre de maintenir la dynamique créée par le contrat Mistral et de faire « bouger les lignes » en matière de sécurité européenne. Au plan économique, l’une des clés du développement futur des liens bilatéraux se situe au niveau des régions. Les provinces russes peuvent devenir de vrais relais de croissance pour les entreprises des régions françaises (lesquelles devraient d’ailleurs obtenir des compétences accrues dans le cadre de la loi de décentralisation à venir). La mise en place d’un dialogue régulier et structuré, avec le soutien des instruments institutionnels existants, semble donc important.


Le partenariat franco-russe a certes pris une ampleur nouvelle ces dernières années mais il demeure insuffisamment articulé avec la politique des partenaires européens et le dialogue UE-Russie. Reconnecter ces deux niveaux doit être une préoccupation de la diplomatie française, hier comme demain1. De ce point de vue, l’un des formats les plus prometteurs est celui du Triangle de Weimar (France, Allemagne, Pologne) élargi à la Russie.

Sur la même thématique
Une diplomatie française déboussolée ?