ANALYSES

Paradis fiscaux et blanchiment d’argent sale : lettre ouverte au nouveau gouvernement

Tribune
1 juin 2012
D’une part que la criminalité et la délinquance produisent environ 7.000 milliards de dollars par an, autant que le PIB de la Chine. Rien que pour le crime, plus de 2.000 mds$ sont générés, soit autant que le PIB de la plupart des pays développés comme la France (2.800 mds$) ou l’Italie (2.200 mds$). Cet argent provient des pires trafics, dans des proportions non anecdotiques : trafic de drogue (plus de 1.000 mds$), trafic d’organes (10 % des greffes mondiales), tourisme pédophile (avec de plus en plus de pays atteints notamment en Afrique, en Asie et en Amérique du sud), traite des femmes, crimes contre l’environnement, contrefaçon de médicaments (15 % des médicaments), etc. L’argent gris, moins criminel, représente environ 5.000 mds$ avec entre autres délits l’évasion et la fraude fiscales qui provoquent des déséquilibres considérables dans les budgets des États et le développement des nations. La taxation des sommes cachées permettrait sans aucun doute de sortir de la crise économique souveraine actuelle (la Grèce ne pourra jamais retrouver l’équilibre sans recouvrer les impôts réellement dus, ce qui rend les anticipations plutôt pessimistes, car elle est incapable de lutter contre la fraude fiscale, endémique dans ce pays). On y trouve aussi les abus de biens sociaux, les détournements de fonds, etc.
D’autre part que la lutte contre le blanchiment et les paradis fiscaux n’est qu’une succession d’incantations et d’effets de manche. Sur le plan mondial, la liste noire du GAFI (Groupe d’Action FInancière) comportant une soixantaine de pays à sa création en 1989, se retrouve quasiment vide aujourd’hui. Or que contient cette liste ? Elle présente les pays qui ne coopèrent pas suffisamment dans la lutte anti-blanchiment. Selon le GAFI, seuls l’Iran et la Corée du nord répondent à cette définition ! On n’ose imaginer qu’il pourrait y avoir des pressions sur le plan international pour que les grandes puissances ferment les yeux ? De la même manière, la liste des paradis fiscaux de l’OCDE qui avait présidé aux négociations du fameux G20 d’avril 2009 consacré à la lutte contre ces places offshores, causes de la crise financière, s’est vidée en une semaine. Pour figurer sur la liste blanche de l’OCDE, il suffit juste de signer des conventions fiscales ou des traités d’échange d’information avec 12 pays, alors qu’il existe environ 230 territoires ayant souveraineté fiscale. On imagine le sérieux de ces traités signés par exemple entre Monaco, Andorre, les Bahamas, le Liechtenstein, le Groenland et les Îles Féroé. La Chine se retrouve sur la liste blanche et par des manipulations économico-diplomatiques, Hong-Kong et Macao sont « hors-listes ». Voilà comment le précédent Président de la République française pouvait se flatter d’avoir éradiqué les paradis fiscaux. Aujourd’hui selon les définitions, il en existe pourtant entre 12 et 20 rien qu’en Europe (Suisse, Luxembourg, Monaco, Liechtenstein, Belgique, Chypre, Île de Man, Jersey, Guernesey, Maltes, Madère, etc.). En France, le miroir aux alouettes a fonctionné parfaitement : François d’Aubert, délégué général à la lutte contre les paradis fiscaux au ministère des Finances, annonce depuis plusieurs années que tout va mieux. D’autres admirateurs du précédent gouvernement se joignaient au cantique. En général juristes, ces spécialistes n’ont vu que les éléments réglementaires qui en effet se multiplient pour lutter contre le blanchiment et les paradis fiscaux, mais qui n’ont malheureusement aucune effectivité. Le blanchiment et la fraude fiscale ne cessent de progresser. Il suffit de se rendre sur le site Canalmonde pour les Antilles néerlandaises(1) pour se rendre compte du sentiment d’impunité de certains territoires. Dans les guides touristiques conseillés, on peut y trouver en bonne place Techniques de blanchiment d’Eric Vernier !

En 2000, une mission d’information de l’Assemblée nationale, menée par les députés Vincent Peillon et Arnaud Montebourg, aujourd’hui ministres du nouveau gouvernement, avait produit un rapport conséquent sur le sujet(2). L’ensemble de la problématique y avait été abordé de manière sérieuse et approfondie. Le début d’une prise de conscience semblait se dessiner à l’instar des ouvrages de Denis Robert, des associations Transparency International, CCFD-Terre Solidaire, Sherpa, Anticor ou des sites Internet Paradisfj.info, Plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires, etc.

Mesdames et Messieurs les ministres de ce nouveau gouvernement dont la priorité a été mise sur la jeunesse et la justice, il est aujourd’hui nécessaire de lutter réellement contre le blanchiment de capitaux illicites (noirs ou gris, car les circuits de l’argent propre, délictueux et criminel sont désormais interdépendants) afin de laisser sain le monde de demain et de l’illuminer de l’humanisme tant revendiqué par la classe politique. Cet objectif nécessite d’en finir avec les compromis, et plus encore les compromissions entre États démocratiques et États mafieux ; entre gouvernements honnêtes et multinationales pirates ; entre politiques engagés et individus affairistes.

Pour réussir, une véritable commission de réflexion et de proposition et un organe de contrôle indépendant doivent être créés dans les plus brefs délais, car le temps est compté (Jacques Attali)(3). La commission de réflexion et de proposition composée de spécialistes, de politiques, d’universitaires et de professionnels du droit et de la finance, devra réfléchir sur la problématique du blanchiment, sur le rôle des paradis fiscaux et sur le fléau de la corruption (estimée à 30 mds€ chaque année en France)(4). Elle devra proposer les mesures d’éradication de ces dérives. L’organe de contrôle indépendant, en remplacement de Tracfin(5), pourra réunir des représentants des associations impliquées dans la lutte contre le crime et des professions assujetties à l’obligation de déclaration de soupçons. Il percevra une dotation financière globale qui le détachera de toutes considérations de subordination.

Pour réussir enfin, il est nécessaire de rester imperméable aux différentes pressions internationales en s’associant aux pays les plus puissants dans cette démarche. Il est inadmissible de sortir des listes noires des pays corrompus pour cause de production de pétrole (Panama), de chantage commercial (Chine) ou encore de transaction pour des votes favorables dans des institutions internationales. Les États-Unis et l’Europe doivent s’allier dans cette perspective. Ainsi, l’instruction du plus grand nombre et le développement économique équilibré et durable de notre planète, en association avec une probité accrue du monde politique et des affaires, sont les conditions sine qua non d’une liberté retrouvée. Cette requête peut paraître utopiste. Elle est pourtant désormais incontournable si nous voulons laisser aux générations futures l’espoir de vivre dans un monde juste et protégé.

* Auteur de Techniques de blanchiment et moyens de lutte , Dunod, 2008.
(1) http://www.canalmonde.fr/r-annuaire-tourisme/monde/guides/offices-de-tourisme.php?p=an.
(2) Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du Règlement par la mission d’information commune sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe, Assemblée Nationale, 30 mars 2000.
(3) Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir , Fayard, 2006.
(4) Roger Lenglet, Profession corrupteur, Gawsewitch, 2007.
(5) Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins, cellule anti-blanchiment française dépendant du ministère des finances.


Sur la même thématique
Une diplomatie française déboussolée ?