ANALYSES

Tournant historique pour la défense japonaise et son industrie

Tribune
30 décembre 2011
Quelle est l’origine de ces interdictions ?

Le 1er décembre 1949, la loi sur le commerce et l’échange étranger (loi No.228) était adoptée. Y sont inscrites deux clauses clés. L’article 25, alinéa 1 reconnaît le principe selon lequel le Japon devrait éviter de saper la paix et la sécurité internationales et pour cela le Japon doit fixer des limites sur les types d’objets, de technologies et de connaissances de recherche créés par l’industrie japonaise qui pourraient être transportés à l’étranger, que ce soit par le commerce privé ou public.
L’article 48, alinéa 1 identifie la nécessité pour le ministère du commerce et de l’industrie (MITI) de prêter l’attention aux types de pays lors de l’examen de l’exportation de certaines armes ou de technologies d’armement. Il s’agit des 3 catégories énoncées plus haut.

La difficulté dans la loi était qu’il n’y avait pas de directives précises qui permettraient au MITI de prendre une décision fondée sur ce qui exactement pouvait et ne pouvait pas être exporté. Une «liste négative» des marchandises était donc nécessaire.

Cette mesure fut prévue en 1949 par un décret du Cabinet (Ordonnance sur le contrôle des exportations et du commerce), identifiant explicitement ce qui serait soumis à des restrictions. Il y avait 16 classes d’articles, des casques aux vecteurs biologiques qui pourraient être utilisés dans la guerre biologique et chimique.

De 1967 à 1981, il y eut 3 décisions du gouvernement pour réaffirmer et renforcer cette limitation des exportations d’armements.

Le 21 avril 1967, le Premier ministre Eisaku Sato, dans une réponse au Parlement, déclara que bien que le Japon ne devrait pas nécessairement être totalement empêché d’exporter des armes à l’étranger, il ne fallait pas le faire vers les pays remplissant l’une des trois conditions mentionnées dans la loi de 1949. Les « Trois Principes » étaient ainsi fondés dans l’imaginaire politique.

Ils ont encore été renforcés le 27 février 1976, lorsque« le point de vue collectif du gouvernement » du cabinet Miki sur les exportations d’armes fut promulgué à la Chambre basse du parlement japonais. De manière générale l’opinion collective considérait comme totale l’interdiction globale sur l’exportation d’armes à tout pays étranger, et en termes pratiques, ce fut presque le cas pendant de nombreuse années. Cependant, un examen plus attentif du texte révèle que le cabinet Miki a continué à faire une distinction entre les pays totalement exclus par les «Trois Principes» et tous les autres pays. En effet, si l’on pouvait démontrer qu’il n’y aurait aucune raison de s’abstenir à l’exportation d’armes, de technologies ou de la recherche fondée sur la volonté d’éviter d’encourager les conflits internationaux, des exceptions pouvaient alors être autorisées par le MITI (aujourd’hui METI). Ceci fut la base du nombre croissant de dérogations qui ont fait que les restrictions à l’exportation manquent un peu de logique d’ensemble depuis les 10-15 dernières années en particulier.

Enfin, la résolution adoptée par les deux chambres haute et basse de la Diète japonaise en mars 1981, réaffirma la «vision collective» de 1976 Miki. Mais à partir des années 1980, sous le gouvernement Nakasone, il y eut des exemptions spécifiques avec les États-Unis, ainsi que des exemptions individuelles.

La première exemption qui contrastait avec l’idée que le ‘point de vue collectif» du cabinet Miki était une interdiction totale sur toutes les exportations d’armes, a été faite par l’autorisation en 1983 pour le transfert de la technologie des armes en provenance du Japon aux États-Unis. Deux exceptions plus spécifiques concernant les États-Unis sont venues en 2004. L’une était que les armes produites dans le cadre de la défense antimissiles balistiques (BMD) en co-développement et co-production entre le Japon et les États-Unis pourraient être exportées aux États-Unis. En effet, en 2004, le gouvernement du Premier ministre Junichiro Koizumi, en raison de la menace d’attaques de missiles nord-coréens, a fait des armes et de la technologie développés conjointement avec les États-Unis une exception à l’interdiction d’exportations(4).

La seconde exemption était le co-développement et la co-production d’armes ne concernant pas la BMD par le Japon et les Etats-Unis, qui pourraient également être exportées vers les Etats-Unis, bien que sur la base du cas par cas après une enquête menée par les autorités gouvernementales appropriées.

Il y eut aussi un certain nombre de dérogations individuelles, à partir notamment de 1991 lorsque les FAD – Forces d’autodéfense nippones, nom officiel de l’armée – ont commencé à participer à plusieurs missions à l’étranger, que ce soit des missions de maintien de la paix, de secours ou d’autres activités humanitaires, individuellement ou avec d’autres pays. Les limitations appliquées aux FAD ainsi qu’au déploiement d’équipement militaires à l’étranger étaient cependant encore soumises à la loi japonaise et les limitations d’exportation d’armes.

Parmi les autres mesures gouvernementales notables dans les années 1990 qui se rapportent aux trois principes, il y a « la vue collective du gouvernement sur l’exportation d’équipements à usage dual », qui a été présentée en 1993 à la Chambre haute du parlement. C’est une déclaration affirmant que les technologies et les équipements à usage dual ne seraient pas soumis aux restrictions des Trois Principes. L’exemple spécifique à cette époque était le Boeing 767 et la possibilité que son système alerte rapide et de contrôle pourrait être utilisé dans la guerre et des combats. Il a été jugé que ce système n’était pas radicalement différent de ce qui est utilisé dans les avions commerciaux et ne serait donc pas soumis aux limitations de la politique d’exportation d’armes. Le point de vue collectif du gouvernement était donc que les technologies et les produits ayant des applications militaires qui pourraient être utilisés également dans les applications civiles ne doivent pas être restreintes à l’exportation.

Autre facteur d’évolution plus récent, la pression des Etats-Unis pour lever les Trois principes. Le Département de la défense a fait pression en 2010 sur le Japon pour créer une exception à ces règles pour permettre aux États-Unis de vendre à l’Europe des missiles intercepteurs SM-3 Block IIA développés avec le Japon dans le cadre de la BMD.

Sur le plan intérieur, le Keidanren, la puissante association du patronat japonais, a plaidé en 2004, puis dans un rapport en 2010 que, même si les principes généraux devraient être maintenus, une interdiction générale n’est pas nécessairement dans l’intérêt du Japon. Il a fait valoir qu’il était nécessaire de reconsidérer la production intérieure militaire et l’acquisition d’armement au regard des besoins des forces militaires modernes et des évolutions géopolitiques. Selon le Keidanren, la révision des 3 principes aiderait en permettant au Japon de participer au co-développement et à la co-production des équipements de haute technologie militaire.

Le ministère de la Défense japonais fut également très pro-actif dans la promotion de cette question. Il a essentiellement identifié trois raisons pour réviser les limites aux exportations :
– afin de permettre que les activités de coopération internationale pour le Japon puissent être effectivement appliquées, une exemption générale doit être donnée à l’équipement requis par les FAD et les pays coopérants à ces activités;
– afin de renforcer l’alliance américano-japonaise et la coopération internationale de co-développement et de co-production, les produits sous licence devraient pouvoir être fournis à d’autres pays;
– aux fins de l’acquisition d’équipements à faibles coûts et pour soutenir l’industrie de défense du Japon et sa base technologique, la coopération internationale de développement et la co-production devraient être adoptées, et le matériel importé au Japon (et exporté ailleurs) seraient incorporés dans les produits finis – créant ainsi un commerce de compensation.

Enfin, le Comité politique de sécurité et diplomatie du parti PDJ au pouvoir a dégagé un ensemble de principes :
– limiter l’exportation de produits finis et de systèmes militaires aux produits ou systèmes qui soutiennent la paix et les interventions humanitaires;
– lorsque le Japon s’implique dans un projet international ou co-dévelopment/co-production, s’assurer que la participation des autres pays, et leur soutien au contrôle des exportations d’armement ;
– s’assurer que ces nations aient des systèmes et des normes adéquats pour empêcher l’exportation non autorisée à des nations tierces, ainsi que la capacité à maintenir le secret et la confidentialité.

Il y a donc eu une lente évolution qui a permis d’aboutir à la levée récente et partielle des restrictions à l’exportation d’armement japonais. Selon les nouvelles règles, le Japon ne sera en mesure d’exporter des armes à d’autres nations que si elles sont utilisées pour construire la paix et pour l’aide humanitaire, comme dans le cas de missions de maintien de la paix de l’ONU. Le Japon va également pouvoir fournir des équipements défensifs, comme des casques et des gilets pare-balles, aux pays où les FAD sont déployées. Les entreprises japonaises seront aussi autorisées à participer au développement international conjoint de technologie militaire.

En annonçant la décision, le secrétaire général du gouvernement, Osamu Fujimura, a toutefois souligné que l’idée fondamentale des Trois principes ne changera pas et que les exportations seront rigoureusement gérées pour s’assurer que les armes ne tomberont pas aux mains de groupes terroristes ou dans des pays déchirés par la guerre. Pour éviter ces équipements ne soit utilisés à d’autres fins ou ré-acheminés vers des pays tiers, le Japon mettra en place un cadre spécifique pour l’éviter.

La décision du gouvernement d’établir des directives sur l’exportation de matériel militaire et de technologie à d’autres nations reflète la ferme volonté du Premier ministre Noda Yoshihiko et permettra d’approfondir l’alliance du Japon avec les Etats-Unis(5). La décision a d’ailleurs remporté le soutien immédiat des Etats-Unis, qui a exhorté le Japon à accélérer les transferts de technologies militaires développées conjointement à d’autres alliés. « Les nouvelles normes devraient fournir des opportunités pour le Japon qui serait en faveur de l »alliance et sont conformes aux obligations internationales du Japon quant aux régimes de contrôle des exportations » , a déclaré l’ambassade américaine dans un communiqué(6).

La décision du 27 décembre fait suite à celle annoncée(7) le 20 décembre d’acheter 42 avions F-35 Lightning II Joint Strike Fighter de Lockheed Martin Corp pour remplacer sa flotte vieillissante de Phantom F-4. Le Japon a déclaré qu’il envisage de dépenser un peu plus de 1,6 trillion de Yens (20,8 milliards de dollars) sur ce programme au cours des 20 prochaines années. Il espère compenser certains des coûts d’approvisionnement par la production de l’avion localement et par l’exportation de composants vers d’autres pays acheteurs de F-35. La hausse du coût associé à la production de matériel militaire qui pourrait techniquement être utilisé uniquement au Japon a été un facteur majeur incitant à la réévaluation d’interdiction d’exportation.

Le contexte y est propice. En effet, alors que le Japon a développé une technologie militaire avancée, il doit faire face à la détérioration de sa situation budgétaire. Le budget de la défense de l’Archipel – environ 4600 milliards de yens cette année – diminue depuis une décennie, alors que la dette publique atteint 200 % du PIB.

Le F-35 a été développé grâce à la collaboration de neuf pays, dont les États-Unis et la Grande-Bretagne. Le Japon a demandé à rejoindre le projet de développement, mais Tokyo a été incapable de le faire jusqu’à présent en raison des règles sur les exportations d’armements.

Tandis que la nouvelle politique de défense est susceptible de déclencher de vives critiques et des préoccupations qu’il porte atteinte à la Constitution pacifiste, de nombreux experts en sécurité estiment qu’il est temps que le Japon assouplisse son embargo sur les ventes d’armes alors que l’industrie de la défense nationale continue à s’affaiblir, certains estimant même qu’elle est en danger d’effondrement(8) en raison d’un manque de croissance qui conduit de nombreuses sociétés japonaises à abandonner leur production de matériel militaire. Ainsi depuis 2003, environ 20 sociétés japonaises ont abandonné leurs activités liées à l’aéronautique de défense…

La tendance internationale actuelle est de développer et produire conjointement des armes coûteuses, mais le Japon a été écarté en raison des restrictions à l’exportation. Désormais, le Japon sera en mesure de faire progresser sa technologie de défense non seulement avec les Etats-Unis mais aussi avec d’autres ‘ nations amies ‘, dont l’Australie et les États membres de l’OTAN, tout en réduisant les coûts.

Avec l’assouplissement de ces règles, il sera possible pour l’industrie de défense du Japon de prendre part à des projets internationaux pour développer et produire du matériel militaire de haute technologie. La physionomie du secteur de la défense au Japon pourrait aussi évoluer. Il est actuellement caractérisé par une écrasante proportion de la production de défense assurée par les firmes japonaises (appelée « kokusanka » ou production locale), parfois sous licence de matériel américain (F-15 J par Mitsubishi Heavy Industries par exemple), par la part très faible des ventes de matériels de défense dans le chiffre d’affaires des groupes japonais qui ont une activité défense, et donc par le fait que l’activité civile soutient l’activité défense. Ces caractéristiques, en raison notamment de l’absence d’accès au marché international de l’armement et la faiblesse du marché intérieur font que « cela empêche les sociétés japonaises de bénéficier d’économies d’échelle et mine la viabilité des sociétés spécialisées dans le domaine de la défense, ce qui nécessite que le secteur de la défense soit soutenu par le secteur civil(9) ». La situation pourrait donc évoluer, même si le « kokusanka » devrait rester important, mais diminuer notamment avec la coopération sur la BMD.

Aussi, le Keidanren, qui a été l’un des plus ardents partisans d’un assouplissement de l’interdiction d’exportations d’armes, a vivement salué la décision du 27 décembre. Son président Hiromasa Yonekura, a qualifié ce développement de «révolutionnaire» et méritant « des éloges», dans un communiqué après la décision « historique » du Cabinet japonais.

(1) http://www.mofa.go.jp/policy/un/disarmament/policy/index.html
(2) ‘Government goes ahead with easing arms export ban’, Masami Ito, The Japan Times, 27 décembre 2011 http://www.japantimes.co.jp/text/nn20111228a3.html
(3) « Japan’s ‘Three Principles of Arms Exports’ about to enter a new phase », Corey Wallace, Japan Security Watch. New Pacific Institute, 26 décembre 2011 http://newpacificinstitute.org/jsw/?p=9568
(4)« Govt to OK U.S. transfers of missiles », The Yomiuri Shimbun, 10 janvier 2011 http://www.yomiuri.co.jp/dy/national/T110109002586.htm
(5) ‘Govt decides to ease arms export ban / Way clear for joint intl arms development’, Yukiko Ishikawa, The Yomiuri Shimbun, 28 décembre 2011, http://www.yomiuri.co.jp/dy/national/T111227003855.htm
(6) ‘Japan Lifts Decadeslong Ban on Export of Weapons’, Chester Dawson, The Washington Post, 28 décembre 2011 http://online.wsj.com/article/SB10001424052970203479104577123710031180408.html
(7) « Japan’s Next Fighters: F-35 Wins The F-X Competition », Defense industry daily, 20 décembre 2011. http://www.defenseindustrydaily.com/f22-raptors-to-japan-01909/
(8) « Japan’s Defense Industrial Base in Danger of Collapse », Yukari Kubota, 10 mai 2010, The Association of Japanese Institutes of Strategic Studies. http://www.jiia.or.jp/en_commentary/201005/10-1.html
(9) ‘Transformation of Japan’s Defence Industry? Assessing the Impact of the Revolution in Military Affairs’, Sugio Takahashi, Security Challenges, vol. 4, no. 4 (Summer 2008), pp. 101-115. http://www.securitychallenges.org.au/ArticlePDFs/vol4no4Takahashi.pdf

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