ANALYSES

Recep Tayyip Erdoğan, la Turquie et la guerre de Gaza

Tribune
21 novembre 2023


Les positions du président Erdogan à l’égard de la guerre de Gaza ont sensiblement évolué au cours des semaines récentes et l’on constate un raidissement graduel de ses prises de position.

Considérant les liens réels existant à la fois entre Ankara, l’Autorité palestinienne et le Hamas d’une part et avec l’État d’Israël d’autre part, la volonté fut manifeste, dans un premier temps, de se poser comme un potentiel médiateur. Proposition qui a totalement été ignorée par les puissances occidentales dont au premier chef les États-Unis, Joe Biden ne jugeant pas utile de faire escale à Ankara lors de sa venue dans la région le 18 octobre.

Il faut rappeler que la Turquie entretient des rapports anciens avec l’État hébreu depuis qu’elle fut le premier pays culturellement musulman à le reconnaitre dès 1949. Depuis lors, des moments de proches coopérations ont cycliquement succédé à des moments de crises et de tensions. Dans la première catégorie, on se souvient par exemple des accords de coopération militaire entre les deux pays de février et août 1996. Dans la seconde, l’épisode de la Flottille de la Liberté, organisée en mai 2010 par des ONG turques proches du parti au pouvoir et visant à briser le blocus de Gaza. Cette opération se termina tragiquement par la mort de 9 ressortissants turcs à la suite d’une intervention de commandos de l’armée israélienne dans les eaux internationales, ce qui provoqua de très vives tensions entre les deux pays, jusqu’au moment où Benyamin Nétanyahou présenta ses excuses. Impossible d’être ici exhaustif, mais ces exemples illustrent le cours très heurté de la relation bilatérale, R. T. Erdoğan n’hésitant pas à qualifier, à plusieurs reprises, de terrorisme d’État la politique menée par Israël à l’encontre de la population palestinienne. Au-delà de ces tensions récurrentes, il ne faut néanmoins pas sous-estimer que les relations économiques entre les deux États n’ont au final que peu pâtis des différends récurrents et se sont même approfondies au cours des années récentes. La rencontre avec B. Nétanyahou à la fin du mois de septembre semblait d’ailleurs avoir scellé la normalisation entre les deux pays.

À l’égard du mouvement national palestinien, les bonnes relations existent depuis déjà longtemps. On se souvient ainsi que c’est au cours d’une visite de Yasser Arafat en personne à Ankara en octobre 1979, qu’un bureau de l’Organisation de la Palestine fut ouvert dans la capitale turque après des entretiens avec le Premier ministre de l’époque, Bülent Ecevit. Depuis lors, les relations ont toujours été maintenues, non seulement avec ce qui allait devenir l’Autorité palestinienne, mais aussi avec le Hamas dont nous savons que les dirigeants de l’extérieur ont souvent été les hôtes de la Turquie et qu’un bureau de l’organisation a été ouvert à Istanbul en 2012. La Turquie a d’ailleurs tenté à de multiples reprises de contribuer à un rapprochement entre les deux ailes politiques principales du mouvement national palestinien.

Pour en revenir à la situation actuelle, à la phase durant laquelle Recep Tayyip Erdoğan se propose d’endosser un rôle de médiateur entre l’État hébreu et le Hamas, c’est assez rapidement – l’inflexion se situe au moment du bombardement de l’hôpital Al-Ahli, le 17 octobre – que les déclarations du président turc se radicalisent et que les critiques formulées à l’encontre de Tel-Aviv se font plus incisives, pour enfin devenir des condamnations sans appel de la politique de bombardements indiscriminés sur la population civile de Gaza.

Trois types de raisons nous permettent de comprendre ces évolutions. Elles relèvent de dynamiques nationales, régionales et internationales.

Le premier fait écho à l’empathie traditionnelle d’une grande partie des citoyens turcs à l’égard de la cause palestinienne. Perçus comme un peuple frère en butte à la non-application du droit international, on peut considérer que les Palestiniens ont, depuis des décennies, bénéficié du soutien, au moins vocal, de la totalité du spectre politique turc. Selon les affiliations idéologiques, les raisons du soutien au combat du peuple palestinien sont diverses, mais elles convergent indéniablement. Le succès du meeting du 28 octobre en soutien aux Palestiniens de Gaza organisé par R. T. Erdoğan, avec plusieurs centaines de milliers de personnes présentes, en atteste largement.

Le deuxième s’inscrit dans les évolutions régionales arabes et moyen-orientales. Recep Tayyip Erdoğan poursuit son projet d’affirmation d’un hypothétique leadership de la Turquie et il a parfaitement compris que, au vu de la sensibilité de la cause palestinienne au cœur de millions de citoyens de la région, son soutien indéfectible ne pouvait que lui être favorable. Il se souvient par exemple parfaitement qu’à la suite de la vive polémique qui l’avait opposé à Shimon Peres lors du Forum économique de Davos en janvier 2009, il avait, durant une longue période, bénéficié d’un fort prestige dans la région. C’est pourquoi il se pose en homme fort qui ne mâche pas ses mots et n’hésite pas à utiliser le registre sémantique religieux. Ainsi, lors du meeting du 28 octobre, il fustige les puissances occidentales en les accusant de créer « une atmosphère de croisades ». Trois jours plus tard, le 1er novembre, il reçoit ostensiblement le ministre des Affaires étrangères iranien, Hossein Amir Abdollahian, pour notamment évoquer la situation à Gaza et en Cisjordanie. Pour autant ce dernier a jeté un froid quand il a évoqué la nécessité de boycotter les relations économiques entre Israël et les pays arabes et musulmans, faisant référence à l’envoi de pétrole azerbaïdjanais vers Israël via la Turquie.

Le troisième niveau, enfin, renvoie à la dimension internationale et s’inscrit dans le processus de désoccidentalisation du monde. La Turquie est un de ces nombreux exemples d’États qui revendiquent désormais la possibilité de faire leurs propres choix en matière de politique internationale en s’émancipant de la tutelle des puissances occidentales. Il suffit d’observer une carte du monde pour constater l’ampleur du nombre de pays qui condamnent vivement la politique israélienne et soutiennent la cause palestinienne. Ce paramètre, Recep Tayyip Erdoğan l’a clairement intégré et il s’inscrit pleinement dans ce processus. Comme il le répète fréquemment, le monde ne se réduit pas à 5 – en référence au nombre des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU – et il s’agit désormais, selon lui, d’en modifier rapidement les règles de fonctionnement.

Ainsi, outre les probables convictions intimes du président turc, ses prises de position renvoient à un agenda politique bien précis qui vise à le mettre au cœur d’un jeu politique. Ce faisant il s’éloigne du rôle de médiateur qu’il affirmait vouloir tenir au début de la guerre de Gaza. Le choix a probablement été réfléchi et il est en tout cas parfaitement assumé.
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