ANALYSES

Turquie : vers une intensification de la politique étrangère d’Erdoğan ?

Interview
19 juillet 2023
Le point de vue de Didier Billion


Visite dans les pays du Golfe, soutien accordé à l’adhésion de la Suède à l’OTAN ou encore échanges avec Moscou autour de la reconduction de l’accord sur les exportations de céréales ukrainienne, Ankara déploie depuis quelques jours une politique étrangère très active. Quels sont les tenants et aboutissants de la visite du président turc dans la région du Golfe ? Quelles conclusions peut-on tirer de ses récentes prises de position au sommet de l’OTAN ? Qu’en est-il de sa relation avec la Russie ? Le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, spécialiste de la Turquie.

 

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a entamé ce lundi une série de visites aux Émirats arabes unis, en Arabie saoudite et au Qatar. Quels sont les enjeux de cette tournée dans la région du Golfe ?

Il y a deux enjeux complémentaires, économiques et géopolitiques. La presse turque évoque la perspective de 25 milliards de dollars d’investissements financiers cumulés de la part des États du Golfe concernés. L’objectif est ambitieux, mais s’avère vital pour la Turquie dont nous connaissons la situation économique très dégradée et dont une des clés du rebond réside justement dans les investissements directs étrangers (IDE). Au retour des visites officielles de Recep Tayyip Erdoğan, il faudra faire un bilan détaillé des accords contractés et des secteurs où ils se déclinent, notamment pour ce qui concerne les projets de connexions des réseaux d’oléoducs irakiens à la Turquie.

Ces accords confirmeraient non seulement le rôle de hub énergétique régional du pays, mais ils renforceraient son importance géopolitique. C’est le deuxième enjeu de ces voyages officiels du président turc. Nous nous rappelons qu’à l’occasion des processus révolutionnaires arabes déclenchés en 2011, de fortes turbulences avaient marqué les relations de la Turquie avec de nombreux pays de la région parmi lesquels l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. L’acmé des tensions a eu lieu au moment où l’Arabie saoudite entraînait plusieurs de ses voisins dans une tentative d’asphyxie économique et politique du Qatar en 2017. Fidèle à son partenariat, la Turquie a été à ce moment le plus précieux des soutiens du petit émirat qatari et lui a permis de contourner immédiatement les tentatives d’embargo à son encontre.

Ces tensions relèvent désormais du passé et la réconciliation est actée depuis plusieurs années. Avec Téhéran et Riyad, Ankara apparait comme l’une des trois capitales qui s’affirment dans la région et a parfaitement compris qu’à ce stade il valait mieux jouer la carte de la fluidité plutôt que celle du bras de fer. Il apparaît ainsi évident que la Turquie cherche à se réconcilier avec les multiples États avec lesquels elle s’était brouillée. C’est fait avec Israël, c’est en cours avec l’Égypte. Le processus est néanmoins beaucoup plus compliqué avec la Syrie.

C’est donc dans ce contexte qu’il faut comprendre ces visites officielles de Recep Tayyip Erdoğan dans le Golfe.

 

Au-delà de sa volonté affichée d’apaiser ses relations avec les pays du Golfe, le président turc a également fait un pas vers l’Occident la semaine dernière en soutenant l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et en donnant son accord à celle de la Suède. Alors qu’Ankara bloquait l’adhésion suédoise depuis plus d’un an, que traduit ce revirement de position vis-à-vis de la politique étrangère turque ?

Nous avons toujours été enclin à considérer que la Turquie finirait par accepter l’adhésion de la Suède au sein de l’OTAN. C’est chose faite, même si la décision doit être ratifiée par le Parlement turc, en vacances actuellement. Dans le cadre de négociations internationales, c’est une tactique diplomatique habituelle de la Turquie que de « faire monter les enchères » et tendre les exigences au maximum sur une position dure, pour in fine accepter un compromis au dernier moment.

La surprise est venue de la demande de Recep Tayyip Erdoğan de lier le soutien de son pays à l’adhésion de la Suède à l’OTAN à celle de la réactivation des négociations d’adhésion avec l’Union européenne (UE) dont nous savons qu’elles sont de facto gelées depuis plusieurs années.

La demande a pu apparaitre comme saugrenue, puisqu’en réalité les deux dossiers ne sont pas directement connectés. Il faut néanmoins souligner que Charles Michel, président du Conseil européen, a dû participer au jeu des négociations à Vilnius. Il en ressort des engagements, assez vagues au demeurant, sur la révision de l’accord d’union douanière qui lie la Turquie et l’Union européenne (UE) depuis 1996 d’une part et sur le dossier de la suppression des visas pour les citoyens turcs désireux de se rendre au sein de l’UE d’autre part. Ces éléments indiquent que si la relation entre les deux parties reste extrêmement compliquée il s’agit désormais de la refonder pour aller de l’avant.

Mais surtout, l’accord sur l’adhésion de la Suède prouve une nouvelle fois que la Turquie continue d’attacher une grande importance à son appartenance à l’organisation transatlantique tant elle constitue sa meilleure assurance sécurité. Contrairement à ce qu’expliquaient doctement quelques observateurs, notamment en 2019-2020, la Turquie n’a jamais eu l’intention de sortir de l’OTAN. Elle reste un allié turbulent et souvent incommode mais un partenaire incontournable.

 

Moscou ne voit pas d’un bon œil ce fléchissement de la politique étrangère turque à l’égard des membres de l’Alliance, alors que l’accord sur les céréales ukrainiennes qui permettait à Kiev de maintenir ses exportations à travers la mer Noire arrive à terme ce 17 juillet. Or Ankara demeure identifié comme un médiateur entre l’Ukraine et la Russie. Quel positionnement compte adopter Recep Tayyip Erdoğan vis-à-vis de cet accord ? Comment la relation entre la Russie et la Turquie est-elle susceptible d’évoluer ?

Il est clair que sur plusieurs dossiers récents, les divergences entre Moscou et Ankara sont manifestes. Réception chaleureuse de Volodymyr Zelensky à Istanbul au début du mois de juillet, soutien à une candidature ukrainienne à l’OTAN, acceptation par Ankara des adhésions de la Finlande puis finalement de la Suède qui accroissent l’encerclement de la Russie, sont autant d’éléments qui irritent Vladimir Poutine.

Il n’en demeure pas moins que les contacts sont régulièrement maintenus entre ce dernier et Recep Tayyip Erdoğan qui ne cesse de parler de lui en évoquant leur amitié réciproque. On a aussi vu le président turc être un des premiers à apporter son soutien à son homologue russe lors de la vaudevillesque tentative de coup d’État de Prigogine. Enfin Vladimir Poutine doit effectuer une visite officielle en Turquie au cours du mois d’août qui permettra probablement de régler les irritants.

Les responsables russes comprennent parfaitement que la Turquie est un élément de médiation dont ils ont besoin et la Turquie tire pour sa part profit de ce rôle de médiateur potentiel. Pour autant, Recep Tayyip Erdoğan n’est pas omniscient comme le prouve la décision russe de non-reconduction de l’accord sur les exportations de céréales sur lequel le président turc s’est pourtant beaucoup investi. Il a clairement indiqué qu’il continuerait à tenter de convaincre son ami Poutine de modifier sa position et d’accepter la prolongation de l’accord. À suivre donc.

On le voit à partir de ces quelques éléments récents la Turquie poursuit le déploiement de sa diplomatie à 360 degrés et entend bien poursuivre une politique qui la rend incontournable.
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